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laborieuses conquêtes du laboureur courbé sur le même sol que parmi les aventures hardies d’une civilisation affamée de richesse. Les longs efforts du fermier canadien ne sont pourtant pas stériles, et si le pays est moins riche dans son ensemble, l’ordre, l’économie, la persévérance, donnent l’aisance aux familles, qui savent vivre aussi heureuses avec moins de ressources.

En revanche, si le pays est pauvre, il est éminemment pittoresque. Le large fleuve épandu entre deux bords élevés et abrupts, des bois de pins et de bouleaux mêlés aux rochers sur ces côtes, à leur pied de petits villages adossés à des pentes rapides, de belles rivières encaissées dans des ravins sauvages qui viennent se noyer dans des baies tranquilles que troublent seulement les courans de la marée, des routes en corniche parmi les forêts ou sur les plateaux sillonnés de vallées humides, au milieu des vastes prairies entourées partout d’une barrière de sapins sombres et bornées au loin par des formes de montagnes bleues, tout ici a un caractère de grandeur, d’immensité triste et sévère, qui n’est pas sans charme. — La Chaudière est une des rivières innombrables qui coulent au Saint-Laurent. Comme le Niagara, dont elle est un peu la miniature, elle déchire brusquement un ravin au milieu des collines et tombe à pic dans l’entonnoir qu’elle a creusé c’est une gorge des plus sauvages, où elle bondit entre deux barrières d’escarpemens et de forêts. D’en haut, la vue domine toute la scène et embrasse, avec le cours sinueux du torrent, la couronne de montagnes calmes et brumeuses qui trônent à l’horizon. La chute elle-même n’est pas très haute,; elle n’a guère qu’une centaine de pieds; mais sa masse d’eau, les vapeurs blanches qui sans doute lui ont valu son nom, surtout la gracieuse disposition des rochers boisés qui l’encadrent, en font de beaucoup la plus belle des environs.

En revenant, nous nous sommes arrêtés dans une maison de paysans pour manger un morceau de pain et boire une tasse de lait. « Êtes-vous Français ou Anglais? ai-je demandé. — Monsieur, je suis Canadien. » La réponse est caractéristique et montre combien sont chimériques nos idées de nationalité opprimée chez nos compatriotes du Canada. Le fait est que les deux races s’unissent de plus en plus, qu’elles se confondent volontiers sous une même dénomination nationale, et qu’aujourd’hui la rivalité n’est plus entre les deux langues, mais entre les intérêts des deux provinces. Le vieux parti français, celui qui rêve l’affranchissement et l’union aux États-Unis, le parti rouge, comme on l’appelle ici, bien qu’il soit encore imbu de légitimisme et ennemi de la liberté de la presse, ce parti se sent impuissant et s’en irrite. Il y quelques jours, on a élu un membre du conseil législatif dans la circonscription des