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sur la montagne et dessinent de brillantes arabesques dans l’ombre violette et veloutée du soir. C’est surtout par les crépuscules sombres et les jours nuageux qu’elles étincellent elles dégagent alors de la lumière, elles ressemblent à des broderies de feu. On dirait des coulées de lave mal éteintes, ou bien ces franges de pourpre qu’un soleil couchant de décembre met aux masses obscures des nuages amoncelés.

Montréal, 14 octobre.

C’est toujours le même temps lamentable. Je renonce décidément aux lacs, aux montagnes, aux paysages, et je prends le chemin de fer de Montréal. J’émerveille la fille d’auberge en lui mettant dans la main une pièce blanche; je fais ouvrir de grands yeux au garçon qui porte ma malle à la station en lui donnant trente sous pour sa peine. « C’est trop » fait-il naïvement, et il s’en va répandre le bruit qu’un prince a passé par Sherbrooke.

Bonnes gens que les Canadiens! je m’extasiais sur honnêteté primitive et me sentais le cœur ouvert à une bienveillance générale pour les paysans abrités avec moi de la pluie battante sous l’auvent du chemin de fer. Ils n’étaient cependant pas jolis la rudesse de leur climat sibérien semblait avoir passé dans leurs accoutremens et jusque dans leurs figures. Leurs gros habits de laine, leurs grandes bottes boueuses, leurs casquettes de fourrures qui, leur donnaient un air hérissé, faisaient songer à la Laponie ou à la Norvège. Les Français s’agaçaient de plaisanteries et jouaient comme des enfans aux combats simulés. D’autres, plus graves, plus refrognés, se promenaient en silence. L’un d’eux, un Anglais pourtant, m’accoste et me demande… un quarter dollar pour s’acheter du tabac. Adieu alors l’honnêteté canadienne! C’est le premier mendiant que j’aie rencontré en Amérique.

La métropole du Canada ne m’apparaît point sous un bel aspect. Vieille sans être pittoresque, elle n’a pas l’apparence d’une ville de plus de cent mille âmes. Les rues sont étroites, à la française, bordées de trottoirs mesquins, les boutiques laides et villageoises, les maisons basses et pauvres, comme les masures de nos petites villes de province. Par ce temps gris, les toits en fer blanc semblent couverts de neige. Enfin une mer de boue envahit la ville en octobre, et, respectée par le balai, ne la quitte plus qu’en mai ou juin. Les journaux se plaignent, le public murmure, et la municipalité délibère. On se promène dans les rues en grandes bottes, comme dans un égout. On montre avec orgueil les parliament buildings, grands bâtimens de pierre grise, et le Victoria bridge, le fameux pont tubulaire, où je viens de passer en venant de Sherbrooke. C’est un long tunnel de trois quarts de lieue environ telle est ici