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la guerre à l’esclavage aux dépens de l’intérêt national, il a singulièrement abaissé le drapeau de l’abolition. Il semble qu’il ait à cœur de prouver que l’émancipation est le moindre de ses soucis, plutôt une arme de guerre qu’un but politique. Le nom d’abolitioniste a été si longtemps une injure qu’on rougit encore aujourd’hui de prendre ouvertement parti contre l’esclavage, et le gouvernement a grand’peine à se faire pardonner de la majorité unioniste les coups irréparables qu’il a portés à l’institution du sud. De leur côté, les chefs de l’abolitionisme, MM. Chase, Wendell-Philipps et M. Summer lui-même, dit-on, mécontens de ces timidités, se sont demandé s’ils ne susciteraient pas à M. Lincoln un concurrent radical, qui eût été sans doute le général Fremont. M. Chase, récemment exilé du ministère, et qui d’ailleurs avait des prétentions personnelles à la présidence, ne s’était pas déclaré encore; mais il courait le pays, prêchant le radicalisme et ne ménageant point au président les paroles amères. Il y a trois semaines, on l’a vu tout à coup changer de langage. En même temps le général Fremont, abandonné, perdait toute espérance, et écrivait, pour retirer sa candidature, une lettre mal résignée qui laisse le champ libre à M. Lincoln.

A la coalition des démocrates et des rebelles, les républicains répondent maintenant par l’alliance intime de tous les partisans de l’Union. Nulle part leur victoire n’est plus certaine que dans cette ville de Boston, foyer du libéralisme philosophique qui transforme aujourd’hui l’Amérique. L’abolition n’y est pas seulement la doctrine de quelques penseurs, c’est la conviction d’un grand parti. On s’en aperçoit aux immunités dont jouissent ici les nègres. Ils tiennent des meetings, organisent des clubs, convoquent les blancs à leurs assemblées. Ils ont même le droit de suffrage, bien qu’ils n’en usent pas facilement, et qu’un préjugé implacable persiste à tenir dans un demi-servage ceux que les lois ont affranchis. Les démocrates, au premier rang desquels se signalent toujours les Irlandais émigrés, assaillent souvent de huées et de pierres leurs assemblées pacifiques. C’est de Boston néanmoins qu’est partie la première idée de cette convention générale des gens de couleur qui se tient en ce moment même à Syracuse, et excite à la fois tant de scandale et de curiosité. La populace, soulevée par les démocrates, voulait, dit-on, user de violence et assommer les délégués comme des chiens. On s’extasiait de l’insolence du noir prétendant à compter pour un homme; une assemblée de bœufs et de chevaux revendiquant leurs droits outragés n’eût pas soulevé plus d’étonnement et d’indignation. Il a fallu aux gens de couleur beaucoup de patience et de courage pour qu’on souffrît leurs réunions. La presse,