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L’autre savant, appuyé sur certains principes, acceptant pour guides certaines grandes idées, refuse de se soumettre à cet empirisme. — L’un, c’est Cuvier, travaillant sans cesse à établir entre les objets des différences, à les décrire avec une précision incomparable, à se rendre maître d’une quantité infinie de détails. L’autre, c’est Geoffroy Saint-Hilaire, s’efforçant de découvrir les analogies et de pressentir les affinités secrètes qui rapprochent les créatures. L’un va de l’individu à l’ensemble, dont il suppose l’existence, tout en le croyant inaccessible à la science. L’autre a au fond de sa pensée l’idée de l’ensemble et vit ans la conviction que c’est de l’ensemble que part et se développe peu à peu l’être individuel[1]. — Les sympathies de Goethe ne purent être un instant douteuses; il faut l’entendre quand il laisse parler sa joie en dehors des mémoires et des comptes-rendus destinés à une publicité qui lui impose la plus grande réserve. « Désormais, s’écrie-t-il, en France aussi, dans l’étude de la nature, l’esprit dominera et sera souverain de la matière. On jettera des regards dans les grandes lois de la création, dans le laboratoire secret de Dieu! Si nous ne connaissons que la méthode analytique, si nous ne nous occupons que de la partie matérielle, si nous ne sentons pas le souille de l’esprit qui donne à tout sa forme et qui, par une loi intime, empêche toute déviation, qu’est-ce donc que l’étude de la nature[2]? »

Aristote et Cuvier! voilà donc ces deux grands noms condamnés par le triomphe de la méthode synthétique à une sorte d’ostracisme dans la science! Il faut donc croire « qu’ils ne savaient pas jeter des regards dans les grandes lois de la création, qu’ils ne s’occupaient que de la partie matérielle, qu’avec eux et sous leur empire l’esprit n’aurait pas dominé et ne serait pas aujourd’hui le souverain de la matière. Eh quoi ! Aristote, que nous sommes habitués à considérer comme le plus glorieux ancêtre de la science de la nature, Cuvier, dont le nom nous paraissait être placé dans l’admiration publique à cette hauteur qu’aucun autre ne dépasse, pas même celui de son illustre adversaire! Ces sortes de parallèles sont-ils aussi exacts qu’ils sont habiles? Éloquens comme la passion, sont-ils justes comme doit l’être une sentence rendue dans un des grands débats qui ont divisé et qui divisent encore le monde savant? Est-il vrai que Cuvier dans cette querelle mémorable soit le représentant exclusif de la méthode analytique? ne représente-t-il que cela? Et pour généraliser la question, peut-on admettre que de grands esprits, versés profondément dans l’étude de la nature et

  1. Mémoires sur les Principes de Philosophie zoologique discutés en mars 1830 au sein de l’Académie des Sciences.
  2. Conversations, t. II, p. 233.