Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/169

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des hommes, accusant les coalitions, les coteries, le pédantisme, l’érudition officielle, le grimoire d’école, mais surtout l’infatuation des mathématiciens, qui, l’attaquant du côté de ses ignorances,. lui déniaient le droit de traiter de l’optique sans avoir la clé de la haute physique, le calcul, le nombre. Cela du moins nous a valu cette charmante tirade, le meilleur résultat de la Théorie des Couleurs: « J’honore les mathématiques comme la science la plus élevée et la plus utile tant qu’on l’emploie là où elle est à sa place; mais je ne peux approuver qu’on en fasse abus en dehors de son domaine, et là où la noble science semble une niaiserie. Comme si un objet n’existait que si on peut le prouver par les mathématiques ! Ne serait-il pas fou celui qui ne voudrait croire à l’amour de sa maîtresse que si elle peut le lui prouver mathématiquement? Elle lui prouvera mathématiquement sa dot, mais non son amour. Ce ne sont pas non plus les mathématiciens qui ont trouvé la métamorphose des plantes! Je suis venu à bout de tout sans mathématiques, et il a bien fallu que les mathématiciens en reconnaissent la valeur. Pour comprendre les phénomènes de la Théorie des Couleurs, il ne faut rien de plus qu’une observation nette et une tête saine; ce sont deux choses plus rares qu’on ne croit. »

Vers la fin de sa vie, il lui vint un disciple; mais quel disciple modeste Eckermann, longtemps endoctriné, Eckermann, son confident, d’ailleurs parfaitement étranger à toute science positive, se crut un jour touché de la grâce, se mit à étudier avec ferveur le beau livre si mal reçu par les hommes ingrats, et commença lui-même à faire des expériences dans le sens de la théorie. Quelle ne fut pas la joie de Goethe! « C’est que, lui disait-il naïvement, je ne fais pas trop de cas de tout ce que j’ai produit comme poète. D’excellens poètes ont vécu en même temps que moi, de plus grands que moi ont vécu avant moi, et il en viendra de pareils après moi; mais que j’aie été dans mon siècle le seul qui, dans la science difficile de la théorie des couleurs, ait vu la vérité, voilà ce dont je suis fier et ce qui me donne le sentiment de ma supériorité sur un grand nombre d’hommes. » Eckermann, avec son enthousiaste ignorance, entrait de plus en plus dans la théorie. O fragilité des espérances humaines! Être sur le point d’avoir un disciple, n’en avoir qu’un, et le perdre! Il arrive un jour à Eckermann de découvrir dans la Théorie des Couleurs une explication contraire aux faits. Après bien des hésitations, avec des circonlocutions, il confesse à Goethe la tentation, le doute dont il est assailli. A peine a-t-il commencé à parler que le visage serein et calme de Goethe s’assombrit, et le disciple éperdu voit trop clairement que le maître n’accueille pas ses critiques. Les épigrammes, l’ironie, tombent sur lui. « La seule