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les malentendus qui m’avaient longtemps éloigné de lui. Ces malentendus étaient de plus d’un genre. Il serait puéril de prétendre les réduire à une misérable question d’amour-propre. Les deux âmes de Schiller et de Goethe étaient faites de ce métal divin que n’altère pas l’odieuse aigreur de l’envie. Ils montrèrent tous deux plus tard, dans une magnifique fraternité de génie, combien la gloire de l’un était chère à l’autre; mais des méthodes différentes de travail, des idées opposées sur la source de l’inspiration et même sur certains caractères de l’art, l’opposition de l’hellénisme, qui s’épure de plus en plus dans l’intelligence de Goethe par la connaissance de l’art antique, avec ce romantisme désordonné et paradoxal qui avait éclaté dans les premières œuvres de Schiller, les Brigands, Dora Carlos, surtout la culture profondément kantienne et idéaliste de l’un en contraste avec le panthéisme naturaliste de l’autre, tout cela faisait que, malgré les essais d’amis communs et les tentations du voisinage, un rapprochement semblait impossible. Nul ne pouvait nier, dit spirituellement Goethe, qu’entre deux antipodes intellectuels il y avait plus qu’un diamètre terrestre. On vit cependant qu’il pouvait exister entre eux une relation.

Un jour, à Iéna, le hasard, qui fut ce jour-là une providence, les fit se rencontrer à la sortie d’une séance de la Société des sciences naturelles. La conversation s’engagea. Schiller paraissait s’intéresser à ce qui s’était dit, mais il critiqua cette méthode morcelée et fragmentaire qui dominait alors dans la science. Goethe, qui se trouvait là sur son terrain, charmé d’y voir venir Schiller, répondit qu’il y avait peut-être une autre manière de traiter la nature, qui, au lieu de la prendre par fragmens isolés, la présentait vivante et agissante, tendant de l’ensemble aux parties. Schiller, attiré, suivit son illustre interlocuteur et franchit la porte de sa maison. Goethe, pour qui la présence d’un hôte pareil valait le plus grand auditoire, exposa vivement la métamorphose des plantes, et en quelques traits de plume caractéristiques il fit naître sous ses yeux une plante symbolique. Son hôte écoutait, considérait la figure avec un grand intérêt, comprenait tout, mais pour tout ramener à son idéalisme. « Ce n’est pas là une expérience, s’écria-t-il, c’est une pure conception de votre esprit, c’est une idée. » La vieille querelle, entretenue à distance, allait d’un coup se réveiller. Goethe la détourna d’un mot ingénieux. « Je suis fort satisfait, répondit-il, d’avoir des idées sans le savoir, et de les voir même de mes yeux. » La discussion resta pacifique sans cesser d’être vive à la fin, une trêve fut conclue. Puisque Schiller appelait idée ce que Goethe appelait expérience, il y avait donc entre l’un et l’autre quelque accommodement, quelque relation. Le premier pas était fait, « et c’est ainsi