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pèces semblent céder à la nature en se laissant modifier ; elles deviennent alors des variétés, sans abdiquer leurs droits à une forme et à des propriétés particulières. L’idée de la métamorphose des espèces et des genres se formait peu à peu dans son esprit, timidement d’abord. « Je pressentis ces vérités en étudiant la nature sauvage, et elle jeta un jour tout nouveau pour moi sur les jardins et sur les livres. »

Mais son voyage en Italie fut une ère décisive dans l’histoire de ses idées. Goethe note ici, en passant, une observation générale d’une grande portée. « Tous les objets dont nous sommes entourés dès l’enfance conservent toujours à nos yeux quelque chose de commun et de trivial ; quoique nous ne les connaissions que très superficiellement, nous vivons près d’eux dans un état d’indifférence tel que nous devenons incapables de fixer sur eux notre attention. Des objets nouveaux et variés éveillent au contraire l’imagination et excitent un noble enthousiasme ; ils semblent nous désigner un but plus élevé, que nous nous sentons dignes d’atteindre. C’est là que réside le grand avantage des voyages, et il n’est personne qui n’en profite à sa manière. Les choses connues sont rajeunies par les rapports inattendus qui les lient à des objets nouveaux, et l’attention excitée amène des jugemens comparatifs. » Le passage des Alpes opéra en lui cette révolution d’esprit en le jetant brusquement dans une zone nouvelle et le rendant attentif aux influences si actives du climat. Le jardin botanique de Padoue lui fit comprendre tout d’un coup la richesse des végétations exotiques ; il fut ébloui. Un hasard lui révéla son système un palmier en éventail attira toute son attention. Les premières feuilles, qui sont simples et lancéolées, sortaient de terre ; leur division allait en se compliquant de plus en plus, et enfin elles apparaissaient complétement digitées. À sa prière, le jardinier lui coupa des échantillons représentant la série de ces transformations, et il se chargea de plusieurs grands cartons pour emporter « cette trouvaille, » qui, analysée, donna naissance à une belle théorie. « Je les ai encore sous les yeux tels que je les recueillis alors, écrivait Goethe plus de quarante ans après, et je les vénère comme des fétiches qui, en éveillant et fixant mon attention, m’ont fait entrevoir les heureux résultats que je pouvais attendre de mes travaux. » Il se confirma dans cette idée, que ces formes qui nous frappent par leur diversité d’aspects ne sont point irrévocablement déterminées d’avance, mais qu’elles joignent à une certaine fixité une souplesse et une heureuse mobilité qui leur permettent de se plier, en se modifiant, à toutes les conditions variées que présente la surface du globe. Ces diversités de climat et de sol expliquent pour lui la transformation des genres en espèces, des