Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

thode la plus haute et la plus sûre qu’il puisse appliquer à la culture de son esprit, pour solliciter l’inspiration ou acquérir la vraie science, je crois entendre à chaque page Wagner, le serviteur lettré, le famulus de Faust. « S’entretenir avec vous, monsieur le docteur, quel honneur et quel avantage! Demain vous me permettrez encore une ou deux questions. Je me suis appliqué avec zèle à l’étude je sais beaucoup, il est vrai, mais je voudrais tout savoir. » Les réponses de Goethe sont moins troublantes et plus claires que celles de Faust. « Étudiez la nature, lui dit-il sans cesse, tout est là. Procédez toujours objectivement, comme je l’ai fait moi-même. On ne mérite ni le nom de poète ni celui de savant tant qu’on n’exprime que des sentimens, des idées personnelles. Celui-là seul mérite ce titre qui sait s’assimiler le monde et le peindre, s’il est poète, ou le décrire, s’il est savant. » Il attaquait avec vivacité la méthode et la culture d’esprit abstraite, intérieure, qui a produit dans la poésie l’infatuation personnelle, l’affectation, la manière, dans la philosophie les rêveries de l’idéalisme. Pour lui, les époques où cette tendance triomphe dans la pensée humaine, où chaque âme se replie sur soi, au lieu de s’épanouir et de se répandre au dehors, sont des époques d’analyse, de préoccupation personnelle, d’invention chimérique, sans réelle grandeur, sans fécondité véritable. « Soyez certain que l’esprit humain recule ou se dissout quand il cesse de s’occuper du monde extérieur. Notre temps est un temps de décadence, ajoutait-il en pensant aux excès de l’esprit spéculatif et de la philosophie transcendantale, qu’il n’aimait guère; il se détourne de l’étude de la réalité, il est de plus en plus subjectif. Dans tout effort sérieux, durable, scientifique, il y a un mouvement de l’âme vers le monde; vous le constatez à toutes les époques qui ont vraiment marché en avant par leurs œuvres elles sont toutes tournées vers le monde extérieur[1]. »

« Pour moi, j’ai toujours procédé objectivement[2] ; voilà l’éloge suprême que Goethe aime à se décerner dans un langage qui ne perdrait rien à être moins elliptique. S’il y a en lui abondance inépuisable d’inspiration, vigueur calme et sans efforts, activité sans repos et sans fatigue, n’attribuez pas à quelque don exceptionnel un si rare privilège, vainqueur du temps et presque de la con-

  1. Conversations avec Eckermann, traduction Délerot, t. Ier, p. 235, t. II, p. 224.
  2. Malgré le peu de goût que nous pouvons avoir pour ces termes que Goethe emprunte à Kant et qu’il transporte dans sa langue, nous ne pouvons partager les scrupules excessifs de M. Délerot, qui par excès de puritanisme littéraire les supprime. Personnel, extérieur, ne sont que des équivalens très insuffisans dans la plupart des cas. Il faut en prendre son parti et parler un peu allemand quand il s’agit de philosophie allemande.