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foule de gentilshommes que l’absence de solde réduisait quelquefois à se nourrir de lait et de pommes de terre. Devenu le héros de la contre-révolution, il rencontrait sur sa route des femmes et des enfans qui lui tendaient les bras pour qu’il les ramenât dans leur patrie. Lui que la cour de France avait jadis efficacement protégé, il allait payer sa dette, et au-delà, tout en acquérant pour son propre pays et pour lui-même une gloire nouvelle. Après avoir, comme Gustave Vasa, délivré la Suède de la domination ou des influences étrangères, après avoir battu les Russes comme Charles XII, il lui était réservé de délivrer, comme Gustave-Adolphe, l’Europe entière d’une redoutable tyrannie. Ouvrez l’Almanach de Gotha de 1791, qui s’imprimait au milieu de cette Allemagne dont Gustave III avait recherché les sympathies, vous jugerez, rien qu’en feuilletant ce petit volume déjà répandu dans les cours, du renom dont Gustave et la Suède jouissaient auprès du monde germanique. Les gravures dont la publication est ornée, et qui chaque année devaient consacrer le souvenir des événemens ou des personnages contemporains les plus remarquables, sont consacrées cette fois à peu près exclusivement à la Suède et à son roi, soit qu’elles retracent la révolution de 1772 ou qu’elles empruntent des scènes aux règnes glorieux des prédécesseurs de Gustave III[1].

D’utiles avertissemens ne faisaient pourtant pas défaut et auraient dû préserver le roi de Suède de ses étranges illusions M. de Staël, son ambassadeur à Paris, qu’il soupçonnait à la vérité de pactiser avec l’assemblée nationale, lui écrivait le 22 avril 1790


« Les aristocrates ne cessent de parler ici de contre-révolution, tandis que, pour en exécuter une, si elle était possible, il faudrait n’en jamais parler. — M. le prince de Condé paraît décidé à entrer en Alsace. S’il avait une armée puissante et des intelligences combinées dans l’intérieur du royaume, ce projet se pourrait concevoir ; mais si, comme on le dit, il cède uniquement à sa fureur sans avoir rien calculé, le roi sera forcé de le déclarer lèse-nation, d’ordonner à ses troupes de le repousser, et il résultera de cette tentative des attentats dans plusieurs parties du royaume contre des nobles et des prêtres qu’on soupçonnera de participer à sa démarche, Le roi ou plutôt la reine, car le roi ne peut être compté, — semble s’opposer de bonne foi aux desseins de M. le prince de Condé. Les aristo-

  1. Je rencontre dans la correspondance de M. de Staël, vers la même époque, une autre sorte d’hommage à Gustave III qui ne laisse pas que d’être inattendu et curieux, L’illustre érudit D’Ansse de Villoison, rappelant qu’il a dédié au roi de Suède son Homère, et qu’il a prophétisé les succès de Gustave dans sa dédicace, composée à Ephèse, demande des lettres de naturalisation qui lui permettent de figurer parmi la noblesse suédoise.