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Mozart. Le cardinal me fit placer entre lui et la comtesse, me fit observer la salle, les décorations du théâtre, me nomma les plus jolies femmes, les acteurs et les actrices, dont partie étaient comédiens par état et partie étaient des amateurs de la ville, ainsi que l’orchestre. Après chaque acte, on apportait dans un salon qui précédait la loge des glaces et toute sorte de rafraîchissemens.

« ….. Invité de nouveau pour le lendemain, un équipage à six chevaux, avec un piqueur devant, deux heiduques et un valet de pied derrière, vint me prendre à mon auberge. Le temps était beau. Après le diner, le cardinal me conduisit dans ses jardins anglais. La seule description que j’en ferai se bornera à dire qu’ils descendent par une pente douce, remplie de toute sorte d’arbres et d’arbustes exotiques, d’une assez grande colline, sur laquelle est bâti un palais du meilleur goût, jusqu’à la rive gauche du Danube, qui coule entre deux rives fort escarpées. On voit en avant de soi deux fortes rivières se jeter avec rapidité dans ce fleuve majestueux. Partout où nous rencontrions dans cette promenade des jardiniers ou d’autres gens quelconques, ils mettaient aussitôt le genou en terre, et le cardinal distribuait à droite et à gauche ses bénédictions.

« Au retour de cette délicieuse et sainte promenade, nous rentrâmes au château. « La soirée est longue, me dit le bon prince. Je vous propose de vous ramener en ville j’aurai chez moi un petit bal. — Allons, monseigneur, répondis-je, hier opéra, aujourd’hui bal; qui peut se refuser à une si douce vie? » En effet, nous montâmes en voiture, et bientôt nous arrivâmes dans une salle de bal des plus jolies, des plus ornées, et certainement des mieux éclairées que j’eusse vues. Il y avait entre autres au moins quinze ou dix-huit lustres en verre de Bohême, d’un éclat étonnant. A peine fûmes-nous placés au fond de la salle, le cardinal, la comtesse et moi, que les valses commencèrent avec une rapidité que je n’ai connue que là et à Vienne. A mesure que la colonne de valse passait devant nous et s’y arrêtait, le cardinal appelait à lui la dame ou la demoiselle, me la nommait, me disait son âge, m’en faisait remarquer la taille fine et svelte, la figure fraîche et adolescente, et chacune, après avoir reçu de son éminence une petite caresse et un compliment, continuait sa valse…. Ce fut le cœur pénétré de reconnaissance et d’un vif regret que je pris congé d’un si digne prélat. Je n’imaginais pas que l’on pût mener une vie plus délicieuse que celle de la cour de Passau. »


Ces récits et la physionomie même du narrateur ne sont-ils pas également instructifs ? Voilà quelles délices la révolution allait sans pitié dissiper à jamais. Ce monde féodal qu’abritait encore l’édifice vermoulu du saint empire germanique, ces naïfs héritiers du moyen âge, dont le doux sommeil paraissait devoir être éternel, jouissaient dans la profonde sécurité qu’on vient de voir de leurs dernières heures. Et quant aux alliés de Gustave III, on voit qui ils étaient des politiques comme cet excellent M. d’Escars, des souverains comme ce bon cardinal-évêque de Passau, et, pour les conduire,