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qui a profité de l’hostilité des divers ordres de la nation pour la subjuguer et lui imposer un absolutisme dont le fardeau devait l’accabler elle-même; — du tiers-état, qui se livra trop entièrement sans doute à la puissance royale en vue d’obtenir par cette ligue la ruine de l’aristocratie; de la noblesse enfin, qui, par son avidité à reconquérir des privilèges sans cesse contestés, finit par exciter dans la nation ce que Mme de Staël a encore bien défini « l’enivrement sauvage d’une certaine égalité. » Chacun a erré quand tous étaient solidaires. Avant de succomber, la royauté a vu détruire cette noblesse française sur laquelle en particulier il serait peu juste de faire peser tous les torts. Sans compter les pages éclatantes que lui doit notre histoire, le dernier tiers du XVIIIe siècle n’a-t-il pas vu une partie de l’aristocratie française indiquer au pays quelques-uns au moins des dangers qui le menaçaient et les voies vraiment libérales qui eussent permis peut-être de tourner les écueils? La nuit du 4 août s’est-elle fait longtemps attendre? Malheureusement il est vrai qu’une autre portion de l’aristocratie, après avoir profité des abus de l’ancien régime, l’a voulu défendre les armes à la main. Les émigrés n’ont pas distingué le terme au-delà duquel l’émeute devenait révolution et la résistance aveuglement fatal, jusqu’à faire méconnaître la voix même de la patrie. Les vrais coupables parmi eux ont été ceux qu’entraînait dans une pareille erreur l’égoïsme, une longue habitude des jouissances ou bien simplement une incurable légèreté d’esprit. A vrai dire, ceux-là furent nombreux dès les premiers temps de l’émigration; ils se groupèrent autour des princes, et c’est précisément avec eux que Gustave III brûla de faire cause commune[1].

Il semble qu’on n’ait pas suffisamment séparé du parti du roi ce parti des princes, formé de bonne heure dans le sein de l’émigration et devenu promptement redoutable pour la famille royale elle-même. Dès le lendemain de la prise de la Bastille, le comte d’Artois, le prince de Condé et leurs fils avaient donné le signal de quitter la France. Un certain nombre des premiers émigrés partirent pour le Canada, d’autres se dispersèrent dans les plus importantes capitales du continent, où ils portèrent leurs préjugés; mais les principaux par la naissance, comme les Polignac, le maréchal de Broglie, M. de Lambesc, etc., s’attachèrent aux princes. Le premier asile pour ceux-ci fut la ville de Turin, dans les états d’Amédée III, beau-père du comte d’Artois. Là se réunit toute une ardente émigration qui prit en pitié Louis XVI lorsqu’il parut accepter la pensée d’une transac-

  1. Voyez, sur la politique de Gustave après son second voyage en France, la Revue du 1er octobre. Voyez aussi, pour l’ensemble de cette série, la Revue du 15 février, 1er mars, 1er avril et 15 juillet 1864, du 15 août et 15 septembre 1865.