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raine a été de ne point s’apercevoir que nous n’étions plus tout à fait au temps de Charlemagne ni même au XVe siècle, et que le saint-siège, pouvoir d’un ordre tout moral désormais, se défendait beaucoup mieux sans soldats et sans armes, par sa faiblesse même. Si on eût mieux compris cette puissance de la faiblesse, on eût évité Castelfidardo. Et qui sait si les Italiens eux-mêmes ne se fussent point arrêtés avant de passer ce Rubicon, avant de se jeter sur un pouvoir désarmé, résolu à ne point se défendre ? Dans tous les cas, il ne pouvait assurément arriver pire à la papauté, et, placée d’ailleurs sous la protection de la France à Rome, elle pouvait attendre sans souffrir de ce spectacle offert au monde, laissant les Italiens beaucoup plus embarrassés, à coup sûr, d’une telle victoire qu’ils ne l’ont été après leur courte campagne des Marches. La vérité est qu’avec le général de Lamoricière, dont la vie a été attristée par ces revers, c’est la papauté temporelle qui a souffert le plus ; elle a payé pour les aventureux et les absolus qui l’ont mise dans cette extrémité de triompher tout entière par les armes ou de périr tout entière. On a voulu tout ou rien. On n’a eu rien, — rien du moins de ce qu’on voulait ; on n’a eu qu’une irréparable défaite que M. Dupanloup s’est vainement efforcé l’autre jour de transfigurer dans la chaleur de son éloquence.

Et de même, dans un autre ordre d’idées, c’est assurément la plus dangereuse des politiques d’engager la papauté, comme pouvoir moral, dans une lutte ouverte avec le courant des choses, de mettre son salut au prix de l’abdication du monde moderne, de l’armer de tous ses non possumus, comme on le fait trop souvent, comme vient de le faire encore une fois M. Keller, ancien député, dans son livre sur l’Encyclique et les principes de 1789, ou l’église, l’état et la liberté, livre sérieux, convaincu assurément, très sincère, un peu lourd, un peu nuageux, et procédant après tout de ce genre d’inspiration qui, dans la sphère temporelle, a valu au saint-siège le triomphe de Castelfidardo. Si les questions religieuses ne gardaient pas un intérêt de tous les instans et n’avaient pas toujours leur à-propos, parce que plus que jamais elles se mêlent à tout, on pourrait dire que ce livre ressemble un peu à un coup de feu perdu après le combat. Il y a un an déjà que l’encyclique a retenti dans le monde, ravivant un moment cet éternel problème des directions morales du temps. M. Keller n’a point été des premiers à prendre sa ligne de bataille ; il arrive du moins sur ce terrain, un peu délaissé aujourd’hui, avec un travail qui a l’ambition de dire le dernier mot de l’œuvre pontificale du 8 décembre 1864, de résumer toute une philosophie catholique, toute une théorie religieuse et sociale. M. Keller interprète, commente l’encyclique, il l’exagère même peut-être et il en dépasse la portée réelle, car il est une chose que ces théoriciens de l’absolu semblent ne pas comprendre, qu’ils méconnaissent le plus habituellement : c’est que la papauté est infiniment plus flexible, infiniment plus politique qu’ils ne la font. Elle sait reconnaître la puissance des choses, tout en proclamant de temps à autre l’immutabilité