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souvenir. On évoque la scène, la date, le paysage ; mais comment ressusciter toutes ces choses fugitives qui sont la poésie véritable de telles sensations, cette caresse ou ce frisson qui a passé sur vous pour ne plus jamais revenir avec la même vivacité rapide ou la même douce lenteur, cette proportion infinitésimale de violence, de mélancolie, d’âpreté ou de suavité, qui a marqué chacune de vos voluptés éphémères d’une originalité distincte, cet atome d’âme varié à l’infini qui fait qu’une ode d’Horace et un lied d’Heine différent d’une autre ode et d’un autre lied, tout en exprimant des sensations d’ordre identique ? Où notre imagination cherchera-t-elle la formule magique qui lui permettra d’évoquer les mânes subtils de choses qui, vivantes et près de nous, étaient déjà presque insaisissables ? Et puis ce n’est pas en vain que nous avons vécu, que notre cœur s’est bronzé au combat de la vie, que notre âme a soutenu le poids du jour et le choc sans cesse renouvelé des passions violentes, que l’ambition nous a versé son capiteux breuvage, que nous avons pris part aux luttes de nos semblables, que nous avons connu peut-être les austères amours de la justice et de la vérité. Notre âme, en s’élargissant, a perdu l’aptitude de se rapetisser ; en gagnant en force, elle a perdu en souplesse ; ses articulations, comme celles de nos membres, sont devenues plus raides, et elle marche d’un pas mesuré et grave là où autrefois elle bondissait. Pour avoir la légèreté charmante de la jeunesse, il faudrait être, comme elle, sans lest et sans fardeau. Pour exprimer son bonheur facile, il faudrait posséder son heureuse insouciance et son ignorance plus heureuse encore, de même que, pour imiter ses sauts de mouton et ses cabrioles, il faudrait ne connaître que par les livres de physique la théorie du centre de gravité et les lois de la pesanteur. Eh quoi ! des déluges d’événemens et d’idées ont passé sur vous, et vous espérez ressusciter dans leur fraîcheur première ces fleurs du matin de la vie et du premier terrain de l’âme depuis longtemps ensevelies sous les alluvions apportées par les ans ! Mais, en admettant même que cela fût possible, cela serait-il bien désirable ?

M. Hugo n’est pas sans avoir prévu qu’on lui ferait toutes ces objections, car il s’est prémuni contre elles avec une adresse consommée. Quoi qu’ils puissent penser du style poétique du livre et des sentimens qu’il exprime, tous les gens appartenant au métier littéraire conviendront sans peine que la composition en est admirable. Il y a là un classement des matières qui est un modèle d’habileté. Tout y est si bien ordonné, si bien mis en place, que le poète se trouve avoir répondu à vos objections avant même que vous ayez achevé de les formuler. Ouvrez le livre au hasard ou lisez-le par fragmens et à diverses reprises : il est très probable