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II

L’époque de Charles-Quint et de Philippe II est, sans contredit, une des plus importantes de l’histoire de l’Espagne. C’est la transition, plus rapide, plus complète dans la Péninsule que partout ailleurs, du moyen âge, du temps des grandes existences féodales, à la royauté absolue des derniers siècles. Au moment où Charles-Quint monta sur le trône, l’Espagne venait de se compléter, d’achever de s’organiser en une grande et puissante monarchie. Elle abondait en hommes d’état, en grands capitaines, en génies hardis, vigoureux, entreprenans, tant dans la politique que dans la poésie et les lettres. Lorsque Philippe II mourut quatre-vingts ans après, la décadence avait déjà commencé ; le despotisme avait écrasé les institutions qui, pendant tant de siècles, avaient entretenu la vie publique dans ce beau pays ; l’inquisition, affermie, consolidée pour longtemps, y fermait tout accès au mouvement des idées, aux progrès de la civilisation. Tout était déjà en voie d’appauvrissement, de dépérissement ; ni la guerre, ni la politique ne produisaient plus d’hommes éminens, et si les arts et les lettres brillaient encore d’un assez grand éclat, moins d’un siècle devait suffire pour les abaisser au niveau des autres branches de l’activité humaine. On sait à quel degré d’anéantissement moral et presque matériel était tombée l’Espagne, lorsqu’un petit-fils de Louis XIV en reçut l’héritage des mains du dernier descendant de Charles-Quint.

Si, parmi les causes multiples d’une chute si complète et si terrible, il fallait en désigner une principale à laquelle toutes les autres pussent se rattacher, je n’hésiterais pas, au risque d’être accusé de répéter un lieu commun philosophique, à nommer l’inquisition. L’inquisition, telle qu’elle existait en Espagne, car nulle autre part on n’a rien vu de semblable, est peut-être le fléau le plus épouvantable dont l’histoire ait gardé le souvenir. Les proscriptions de Marius, de Sylla, des triumvirs, la terreur de 1793, ont été sans doute plus meurtrières encore ; mais c’étaient des crises passagères, ceux même qui y présidaient ne présentaient un tel état de choses que comme un état d’exception pendant lequel les lois et les règles ordinaires étaient suspendues ; tous les honnêtes gens les maudissaient, et après un court intervalle une réaction universelle en faisait justice. Rien de semblable en ce qui concerne l’inquisition. Son règne a duré près de quatre siècles, et, sauf les quarante dernières années où les progrès de l’esprit philosophique. commençaient à l’ébranler, elle n’a pas changé de caractère, elle n’a subi aucune modification pendant ce long espace de temps. Si à certains momens elle s’est montrée un peu moins oppressive qu’à