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sance. Dans une telle situation, il avait certainement, pour comprendre la marche des choses humaines et pour écrire l’histoire, des facilités et des ressources qui manquaient aux autres écrivains.

Il y avait d’ailleurs en lui, lorsque les passions ne l’aveuglaient pas, une supériorité de bon sens qui, à ce degré, est vraiment du génie. J’aime à me le figurer, plus jeune de quelques années, vivant assez pour assister à cette révolution de 1789 qu’il avait si clairement prédite, voyant tomber sous les premiers coups de cette révolution les abus qui lui étaient si odieux, l’intolérance et les persécutions religieuses, les iniquités, les cruautés des lois pénales et de la procédure criminelle, les privilèges outrageans pour les classes inférieures. Je me représente sa joie, bien autrement éclatante, bien autrement fondée que celle qu’il ressentit vers la fin de sa vie des réformes incomplètes de Turgot ; mais je vois bientôt son enthousiasme se refroidir et faire place à un sentiment d’inquiétude et d’anxiété en présence des folles exagérations qui signalèrent si promptement l’omnipotence de l’assemblée nationale victorieuse. On se laisserait volontiers entraîner hors de son sujet en parlant de Voltaire, dont le nom évêque tant d’idées, et des idées si complexes ; pour rentrer dans le mien, je dirai que dans tout le cours du XVIIIe siècle il me paraît être à peu près le seul historien véritable que la France ait produit. La révolution détruisit les obstacles qui rendaient presque impossible la culture de cette branche de la littérature, si florissante dans l’antiquité ; mais ce résultat ne pouvait se manifester d’une manière immédiate. Ce n’est pas au milieu des convulsions de la terreur ni sous le despotisme de l’empire, ce n’est pas sous l’impression des haines, des ressentimens, des préjugés, sortis de ces époques violentes, qu’il était possible d’écrire l’histoire avec quelque impartialité et quelque liberté, surtout en ce qui avait trait aux événemens contemporains et aux questions alors agitées. Il fallait du temps pour que les esprits, comprimés ou exaltés outre mesure par un long despotisme ou par l’impression de tant de contre-coups violens, pussent reprendre le calme et la sérénité nécessaires, pour que la connaissance des intérêts publics, renfermée dans un cercle étroit et privilégié, pût se répandre dans le pays. Aussi, sauf quelques essais heureux, mais superficiels, d’un homme à qui l’on ne rend pas aujourd’hui assez de justice, M. Lacretelle, les trente premières années qui suivirent 1789 furent-elles aussi stériles en historiens que celles qui les avaient précédées.

C’est après 1820, alors que le régime constitutionnel et monarchique inauguré par la restauration avait déjà pu se développer à travers de bien rudes épreuves et manifester même déjà son in