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Si ce grand et rare esprit n’eût pas été avant tout un polémiste, si, engagé dans des controverses violentes, il n’y eût contracté des habitudes, des ressentimens, des partis-pris dont tous ses écrits portent plus ou moins la trace, sa pénétrante intelligence, l’étendue de ses vues, son amour de l’humanité, le sens critique dont il était éminemment doué, son talent d’exposition et l’élégante clarté de son style eussent fait de lui un historien presque accompli. Dans des genres bien divers, son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, son Siècle de Louis XIV malgré la disposition vicieuse des matières, son Histoire de Charles XII, sont de vrais chefs-d’œuvre. Personne avant lui n’avait su à ce point fondre le récit des événemens avec le tableau des mœurs et des usages, montrer la différence des temps, les progrès de la civilisation, peindre à grands traits, presque toujours avec vérité, la physionomie des personnages remarquables, faire comprendre les ressorts de la politique, les mobiles réels des révolutions les plus importantes, éviter les fables absurdes dont la passion et la crédulité encombrent l’histoire. Si parfois ses grandes facultés semblent l’abandonner, si le sentiment du beau, du vrai, du grand, lui manque en plus d’une rencontre, c’est parce qu’en lui les passions du polémiste, l’influence des luttes du jour et de celles qu’il prévoyait pour le lendemain, viennent troubler le calme et la sécurité où l’historien a besoin de se maintenir pour être à la hauteur de sa tâche.

Comment, dans la première moitié du XVIIIe siècle, à une époque où il existait un tel abîme entre la société et le pouvoir, entre les gouvernans et les gouvernés, où le public avait si peu de moyens d’agir sur la conduite des affaires et même de les connaître, où par conséquent la théorie et la pratique, absolument séparées, ne pouvaient ni s’éclairer, ni se contrôler réciproquement, comment Voltaire a-t-il pu écrire de manière à faire croire que ni l’une ni l’autre ne lui était étrangère ? Il faut sans doute chercher avant tout l’explication de ce phénomène dans la supériorité et le genre de supériorité de son esprit ; mais on ne doit pas oublier qu’il fut mêlé quelque temps aux négociations diplomatiques, bien que dans une forme indirecte et non officielle, qu’il eut des liaisons plus ou moins intimes avec presque tous les personnages principaux de son temps, avec les souverains, les ministres, les généraux, les gens de lettres, et que, constitué de bonne heure le chef du parti philosophique, il eut à déployer, pour le diriger et le contenir dans l’occasion, pour préparer ses succès, pour lui épargner des échecs, une grande partie des qualités qui servent à gouverner les états. On peut dire jusqu’à un certain point que, par sa grande influence morale, Voltaire n’était pas un simple particulier, mais un homme public avec qui les princes eux-mêmes traitaient souvent de puissance à puis