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la place des inspirations puissantes et des grands sentimens ; les déclamations vides et ampoulées, les poésies galantes, les romans frivoles, les curiosités philologiques, les recherches d’une érudition oiseuse et puérile peuvent encore amuser les imaginations ; des œuvres vraiment fortes ne peuvent plus être conçues par des hommes que la servitude a privés de leur virilité intellectuelle, et si quelques-uns étaient encore en état d’en produire, ils auraient peu de chance d’être compris et goûtés par leurs contemporains, qui, devenus exclusivement sensibles à ce qui est piquant, inattendu, ingénieux, et ne trouvant rien de tel dans de semblables œuvres, les dédaigneraient comme des vestiges, respectables peut-être, mais insipides, de l’antique simplicité. J’ai la conviction qu’au temps de Sénèque les beaux esprits de Rome, sans peut-être oser le dire tout haut, trouvaient bien des lieux communs dans Cicéron, et surtout qu’au temps de Claudien Virgile paraissait trop simple, trop dénué de finesse et d’ornemens.

Il est un genre littéraire qui, tenant moins que beaucoup d’autres aux facultés de l’imagination et reposant principalement sur les faits, semble au premier aspect en dehors des conditions que je viens d’exposer : je veux parler de l’histoire. Ces conditions cependant existent aussi pour lui, et peut-être même y est-il soumis à un plus haut degré encore. Pour peu qu’on y réfléchisse, on le comprendra facilement. Pour écrire l’histoire, la véritable et grande histoire, celle qui ne consiste pas dans des recueils d’anecdotes ou dans le récit de quelque épisode extraordinaire, celle qui, pour employer l’heureuse expression de Voltaire, retrace les mœurs et l’esprit des nations, il faut connaître les hommes et les affaires publiques, il faut se rendre compte de la puissance de l’opinion, de l’influence des institutions, de leurs rapports avec le caractère et les antécédens des peuples, et rien de tout cela ne peut être bien compris à ces époques de gouvernement absolu où les populations restent entièrement étrangères à l’action politique. Il faut encore, surtout si l’on veut écrire l’histoire contemporaine ou seulement l’histoire moderne de son propre pays, jouir d’une certaine liberté qu’un gouvernement absolu accorde difficilement à l’égard de certains personnages et à l’endroit de certaines questions. Le grand historien de la Russie, Karamsin, a dû arrêter son travail au commencement du XVIIe siècle, c’est-à-dire au moment même où il serait sorti en quelque sorte du domaine des curiosités archéologiques pour raconter les faits qui ont élevé l’édifice de ce gigantesque empire. On sait qu’en France même, sous Louis XIV, Mézeray perdit sa pension pour avoir parlé avec quelque indépendance du droit qu’avaient jadis les états-généraux de voter les impôts.

Cela explique suffisamment le petit nombre d’historiens vrai