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étendue d’esprit, cette élévation de sentimens sans lesquelles on ne dépasse pas une certaine médiocrité. Je ne veux pas dire que les lettres ne puissent fleurir que sous un régime de liberté régulière et garantie par de fortes et solides institutions. Les temps de guerres civiles, de luttes violentes entre les partis, où les talens, le courage, la fermeté d’âme, toutes les vertus politiques, ont l’occasion de se déployer, où les caractères sont naturellement provoqués à se manifester tout entiers, sont peut-être plus propices encore aux progrès de l’esprit humain que les époques de pleine liberté. L’oppression, la tyrannie, la persécution, aussi longtemps qu’on peut lutter contre elles et qu’elles n’ont pas complètement triomphé, sont, dans un certain sens, des épreuves salutaires, de puissans stimulans qui font qu’un peuple vaut tout ce qu’il peut valoir. C’est même d’ordinaire au sortir des agitations civiles, pourvu qu’elles ne se soient pas démesurément prolongées et n’aient pas dégénéré en une misérable anarchie, que l’histoire nous montre ces pléiades de grands hommes qui font la gloire de quelques siècles privilégiés.

Pour revenir aux exemples que je citais tout à l’heure et pour en mieux indiquer la véritable signification, je dirai que ce n’est ni à Auguste, ni à Louis XIV qu’il faut faire principalement honneur de l’éclat qu’ont jeté sur leur règne ces poètes immortels, ces grands écrivains dans tous les genres qu’on vit alors éclore en foule. Ils étaient le produit du mouvement imprimé aux esprits par les discordes civiles qui avaient frayé les voies au pouvoir absolu, et ce pouvoir absolu, malgré les encouragemens qu’il leur prodigua, ne réussit pas à leur susciter des successeurs. Lorsqu’Auguste mourut, la poésie était déjà descendue de Virgile à Ovide, et elle ne devait pas s’arrêter dans ce mouvement rétrograde. Avant la mort de Louis XIV, les La Motte et les Fontenelle avaient pris la place des Racine et des Molière. De même dans l’Italie moderne, lorsque, Charles-Quint eut courbé sous un despotisme uniforme les nombreux états qui jusqu’alors avaient joui soit de la liberté, soit tout au moins de l’autonomie, lorsque la paix d’une servitude régulière eut remplacé les agitations cruelles, mais fécondes, du moyen âge, il n’y eut plus de Dante, d’Arioste, de Machiavel, de Michel-Ange, de Raphaël ; dans les artistes, dans les poètes qui succédèrent immédiatement à ces hommes illustres, on peut déjà reconnaître un commencement de décadence, et un siècle plus tard tout était fini ou à peu près. Ce n’est pas que le despotisme exclue les amusemens de l’esprit : dans les classes riches et éclairées, le désœuvrement général, l’absence de grands intérêts publics y disposent même peut-être un plus grand nombre d’hommes qu’aux époques de liberté ; mais sous l’influence dominante tout se rétrécit, tout se raffine, La grâce affectée, la subtilité, la fausse délicatesse, prennent