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ou tard la douleur et la mort. Heureux ceux qui touchent le but de bonne heure, qui disparaissent de ce monde à l’aurore de la vie !

Il me fallut retourner à La Marsaulaie pour régler avec M. de Rogariou ses propres affaires et celles qui concernaient ma pauvre Flora. C’étaient des heureux que j’allais retrouver là. Je fis en sorte d’arriver le matin afin de pouvoir repartir le soir même. Une lettre avait annoncé mon arrivée, mais sans préciser le jour. Mon cœur se serrait à la pensée de revoir ce manoir austère, cette grande cheminée devant laquelle s’était révélée à moi dans toute la sincérité de sa nature celle dont je portais le deuil ; mais tout était transformé : le précieux monument du moyen âge, reblanchi et remis à neuf, avait perdu tout son caractère. Dans le parc nettoyé, à peine restait-il une trentaine de vieux ormes qui semblaient s’ennuyer dans leur solitude. Tout s’était fait jeune et riant pour plaire à Emma, devenue la vicomtesse de Rogariou. Elle était occupée, lorsque j’arrivai, à faire combler les douves afin d’y semer des fleurs. L’accueil de l’oncle de Flora fut cordial et même affectueux, il donna quelques larmes à sa nièce, et Mme de Rogariou y mêla les siennes ; mais ce qui finissait pour moi commençait pour eux : ils goûtaient le bonheur qu’ils avaient souhaité, celui de s’installer dans un château mis à neuf et d’entrer dans la vie avec une grande fortune.

Comme je sortais, une voiture parut à l’entrée du parc ; je me cachai dans un buisson pour n’être pas vu, car je pleurais comme un enfant. C’étaient mon cousin Legoyen et sa femme qui se rendaient à La Marsaulaie dans une voiture neuve ; Jean portait une vraie livrée, et sur les panneaux de la calèche je crus voir quelque chose comme des armoiries : Mme Legoyen pouvait-elle ne pas marcher de pair avec sa jeune sœur ?

Ils passèrent sans m’avoir aperçu, et je m’éloignai en résumant ainsi les sensations qui m’oppressaient : si j’avais voulu faire comme tout le monde et me rire, moi aussi, de cette enfant étrangère qu’ils nommaient la Panthère noire, je serais sans doute l’époux d’Emma… Mon cœur n’aurait pas été brisé, ma vie interrompue à l’âge où elle s’épanouit pour d’autres… Qu’importe ? cette douleur qui me consume, je ne la donnerais pas pour le bonheur banal de ces riches confits dans leur luxe, qui usent leurs années à faire la roue comme des paons. Ma pauvre et chère Flora a passé dans ce monde à la manière de l’oiseau de paradis, si peu fait pour se poser à terre qu’on l’a tenu longtemps pour une créature presque céleste, se mouvant toujours dans l’air et s’y reposant, à la façon des anges, sur ses ailes !


TH. PAVIE,