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fou à travers une atmosphère embrasée. Le pied mordu commençait à enfler. — Mon Dieu ! que je souffre ! disait Flora d’une voix étouffée.

Arrivé à l’habitation, j’appelai du secours ; on partit en toute hâte pour aller chercher un médecin. — Non, un prêtre, disait Flora, celui qui le même jour a reçu le dernier soupir de ma mère et m’a baptisée !… Albert ! me pardonnes-tu de t’avoir emmené si loin pour t’abandonner si vite ? Oh ! ne reste pas ici, Albert ! pars, fuis cette île que tu dois maudire… Voilà donc ce rêve affreux que j’avais mal compris, et qui m’obsédait !

Je tenais sa main dans la mienne en me penchant sur elle pour recueillir ses dernières paroles. — Alberto, adios, mi querido, adieu, mon bien-aimé ! murmura-t-elle. Cette croix, ce collier, prends, prends… Dieu ne veut pas que je vive, que sa volonté soit faite !…

Il y a des douleurs qui ne se racontent pas. L’homme courageux doit savoir supporter les souffrances du cœur, comme celles du corps, sans faire retentir l’air de ses cris. Il me tardait de quitter cette île maudite où j’avais abordé avec tant de joie… Cette fois je pris la route la plus courte pour revenir en Europe : j’avais besoin d’aller vite, très vite. Tout ce que je voyais sur mon chemin m’était indifférent ; mes facultés semblaient anéanties, et le souvenir de ce bonheur qui n’avait duré que six mois me déchirait comme un remords. En vain j’essayais de me prouver à moi-même que ce qui n’était plus n’avait jamais existé ; il y avait en moi une blessure saignante que je ne pouvais nier, encore moins guérir. Désormais, je le sentais, la jeunesse avec ses illusions trop prolongées avait cessé pour moi. Plus de rêve possible : la réalité m’avait saisi dans ses serres d’acier et me tenait captif. — Que ferai-je de la vie ? je l’ignore. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle m’emportera vers l’éternité sur ce courant rapide auquel ne résistent ni les heureux ni les affligés ; mais je ne ferai plus le moindre effort pour m’accrocher au rivage. — Le premier jour de mon arrivée en France, j’éprouvai un redoublement d’angoisses. Parti de mon pays triomphant et joyeux, j’y rentrais vaincu et désolé. Voyant que je ne pourrais surmonter la tristesse qui m’accablait, je pris le parti de m’y abandonner, et donnai un libre cours aux larmes qui me suffoquaient ; puis j’ouvris la cassette où je tenais enfermés la croix d’or et le collier de perles qui ornait le cou de Flora durant sa vie, et je baisai avec ardeur ces reliques précieuses dont je ne me séparerai jamais. La croix est d’or, mais c’est encore la croix, symbole de la souffrance et de la résignation. Ces gracieuses perles qui la soutiennent figurent les plaisirs, les chimères, les brillantes illusions de la vie ; mais ce cortège souriant dont nous nous entourons durant notre pèlerinage ici-bas n’empêche pas que nous ne trouvions tôt