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— C’est dans un pareil lieu et avec toi que tu crains pour moi l’ennui ! dis-je à Flora en promenant mes regards ravis sur le paysage qui nous entourait.

Flora sourit d’un air de triomphe. — Te rappelles-tu le premier jour où tu m’as vue à La Marsaulaie ? J’avais froid, j’étais engourdie, je songeais à ce que tu vois là…

— Et moi, répliquai-je, je devinais ce que tu souffrais ainsi.

— Demain, reprit-elle, nous parcourrons toutes nos plantations, et au retour nous irons nous agenouiller auprès des tombeaux de mon père et de ma mère… Tu dois prier pour eux, Albert ; ils sont morts jeunes tous les deux, et ils reposent à côté l’un de l’autre comme je voudrais.

Elle s’arrêta, craignant de me chagriner par ses réflexions attristantes. La promenade que nous fîmes ce jour-là devint notre pèlerinage de chaque jour. Pendant un mois, nous vînmes régulièrement prendre place au même lieu, comme ces oiseaux du Bengale qu’on dit inséparables, et qui aiment à demeurer côte à côte sur la même branche. Nous étions les premiers à rire de cette comparaison, et il n’y avait là personne pour tourner en ridicule cette idylle digne des temps primitifs ; mais un jour Flora eut la fantaisie d’aller plus loin. La chaleur était accablante ; nous allions doucement à mi-côte sous de grands cocotiers aux branches en éventail qui laissaient pendre au-dessus de nos têtes leurs fruits énormes. Peu à peu nous nous mîmes à descendre vers la Laguna, attirés par la fraîcheur des eaux. Il poussait de toutes parts des plantes gigantesques aux couleurs sombres, laiteuses et comme gonflées de venin.

— Asseyons-nous ici, dit Flora ; il y a longtemps que je n’ai autant marché.

Oh ! qu’ils sont terribles ces climats où la mort se cache sous les pas de ceux qui sourient à la vie ! Nous nous assîmes parmi les herbes aux grandes feuilles qui restaient froides malgré l’ardeur du soleil, et Flora s’endormit après avoir appuyé sa tête sur ma poitrine. Je n’osais faire un mouvement de peur de l’éveiller : tout était silence autour de nous. Le sommeil de Flora durait depuis un quart d’heure, lorsque je la vis faire un brusque mouvement et porter la main à la cheville de son pied.

— Albert, s’écria-t-elle en se levant avec précipitation, une bête m’a piquée…

— Quelle bête ? demandai-je ; je n’ai rien vu.

— Oh ! je l’ai senti, un serpent m’a mordu… Tiens, le vois-tu, l’entends-tu qui se glisse sous les herbes ?… Oh ! Albert, emporte-moi d’ici. J’étais donc trop heureuse !

J’avais pris ma femme dans mes bras, et je courais comme un