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leurs nous avons tous notre rêve, notre chimère. Mon rêve à moi, c’était de refaire ma fortune détruite et de revenir habiter le château de mes pères, et pour le réaliser j’ai dû me condamner à un long exil.

— Et qui n’est pas fini ? répliqua Mlle Trégoref. N’avez-vous pas dit que vous deviez retourner dans votre île ?

— Peut-être,… probablement, reprit M. de Rogariou.

— Ah ! mon oncle, c’est chose convenue, interrompit Flora. Vous l’avez dit vous-même à ces dames, quand elles sont venues nous voir avec M. Desruzis.

— Terrible enfant ! répliqua en souriant M. de Rogariou. Attends que nous soyons entre nous pour discuter cette grande affaire.

Au moment où l’oncle et la nièce quittaient le salon pour se remettre en route et retourner à La Marsaulaie, la calèche de Mme Legoyen parut devant le perron.

— En vérité, madame, dit M. de Rogariou, vous êtes trop bonne. Je vous suis infiniment obligé de votre prévenance, moins pour moi, qui vais volontiers à pied, que pour Flora : ces créoles aiment tant les voitures !

— Aussi dès demain nous en recevrons de Nantes une toute neuve, avec nos armoiries, ajouta la jeune fille. Au revoir, mesdames. Adios, don Alberto !

Tandis que la calèche disparaissait derrière la grille du parc, nous restions debout sur le perron, suivant des yeux ces deux personnages dont la visite avait produit sur nous des impressions si diverses. J’en voulais un peu à M. de Rogariou du ton de familiarité qu’il s’était permis envers moi. Qui l’avait prié de définir mon caractère, mes instincts ? Sans nul doute il connaissait la vie mieux que moi : le prétendu sauvage savait le monde comme s’il eût passé sa jeunesse à Paris. C’était probablement le désir de se montrer à ces dames sous son vrai jour qui l’avait porté à prendre ces manières dégagées dont je me sentais blessé. Il me semblait que ma situation à La Ribaudaie allait être sensiblement amoindrie par le seul fait de l’apparition passagère de ce gentilhomme, décidé à se poser là, tout près des Legoyen, avec l’autorité de son rang et de sa fortune ; mais avant cet établissement définitif à La Marsaulaie je voyais poindre le voyage à Manille, qui me jetait dans les plus grandes perplexités. Pourquoi M. de Rogariou avait-il trahi le secret de ma conversation avec sa nièce ?… En dépit des rêves chimériques qu’il me prêtait avec quelque apparence de raison, je n’avais pas donné officiellement ma démission de prétendant à la main de Mlle Trégoref.

J’en étais là de mes réflexions lorsque ma cousine, Mme Legoyen,