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l’honneur de passer dans la salle à manger… N’en soyez pas surprises, vous n’aviez pas fait dix pas dans l’avenue que je vous avais aperçues.

Pendant que son oncle parlait ainsi, Flora n’avait pas bougé de son fauteuil : elle y était demeurée immobile, les pieds au feu ; mais ses yeux, pareils à des charbons ardens, s’étaient portés alternativement sur Mme Legoyen, sur sa sœur et sur moi. Il y avait dans son regard quelque chose de pénétrant et de sauvage qui me reporta immédiatement dans les régions tropicales, où le feu des passions sommeille sous la langueur du corps. Il suffit parfois du parfum d’une plante exotique pour éveiller en nous le souvenir des régions les plus lointaines, pour nous rejeter d’un bond dans un monde dont rien ne nous parlait autour de nous. Cette jeune fille grelottant sous le soleil de nos étés, cette fleur des régions tropicales captive dans une serre chaude, elle m’apparut dans son véritable milieu, dans cette zone torride où la vie déborde, où tout rayonne et resplendit. Je sentis mon cœur se gonfler ; je compris ce que pensait, ce que souffrait cette créole, cette fille de l’Océanie, subitement ramenée sous les voûtes d’un château sombre, où ses ancêtres avaient vécu d’une vie à laquelle elle ne pouvait rien entendre. Par un mouvement instinctif, je m’avançai vers elle, et, prenant sa petite main brune : — Señorita, lui dis-je en espagnol, est-ce que nous n’aurons pas le plaisir de goûter avec vous ?

À cet appel, elle se leva ; elle bondit avec souplesse hors de son siège, et, redressant la tête avec un sourire affectueux : Oh ! qu’il fait bon, s’écria-t-elle, qu’il fait bon entendre résonner à ses oreilles la langue dorée des Espagnes !…

Mlle Trégoref frissonna à cet accent vibrant, à ces paroles sonores qui éclataient comme la note d’un instrument de cuivre ; cette voix d’un timbre singulier, sortant tout à coup de la bouche obstinément fermée de la jeune créole, causa aussi à Mme Legoyen une sorte d’effroi. C’était en effet comme la révélation d’une nature ardente, un peu sauvage, dont elle n’avait aucune idée. Loin d’être embarrassée de sa mise négligée et passablement étrange, Flora la portait avec une dignité sereine, rachetant par la noblesse de son maintien ce qui manquait à la correction de son costume. Il y avait dans son allure et dans ses mouvemens cette grâce de haut style qui eût ravi un artiste, mais qui devait effaroucher Mlle Trégoref et sa sœur.

— Quelle est cette dame ? me demanda Flora en désignant Emma, qui marchait seule derrière sa sœur, à laquelle M. de Rogariou venait d’offrir le bras ; quelle est cette jeune dame ? Est-elle mariée ?

— Non, pas encore, répondis-je.