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sa mère d’adoption, permit de développer par l’éducation les rares facultés du pauvre enfant abandonné. Placé à l’âge de quatre ans dans une petite pension, il y resta jusqu’à douze ; mais son maître, dès sa dixième année, déclarait n’avoir plus rien à lui apprendre et proposait de le faire entrer au collége dans la classe de seconde. La santé encore bien languissante du jeune écolier ne permit pas de suivre ce conseil, et ce fut deux ans après seulement qu’on le plaça au collége Mazarin, où, sous la règle du plus austère jansénisme, il termina brillamment ses études. Dans les plaisirs mêmes de l’esprit, ses maîtres redoutaient et blâmaient le superflu ; le voyant avec inquiétude s’amuser et s’occuper assidûment à la composition des vers latins dans laquelle il excellait, ils le détournaient d’un exercice qui, suivant eux, pouvait dessécher le cœur.

La philosophie qu’on lui enseigna fut celle de Descartes : les idées innées, la prémotion physique et les tourbillons choquèrent son esprit rigoureux et précis sans y apporter aucune lumière. Les seules leçons fructueuses qu’il reçut, dit-il, pendant ses deux années de philosophie furent celles de M. Caron, professeur de mathématiques, qui, sans être profond géomètre, enseignait avec clarté et précision. Il ne fit que lui ouvrir la voie, d’Alembert la suivit seul. Cédant à son inclination naturelle, il allait, tout en faisant ses études de droit, s’instruire sommairement dans les bibliothèques des théories mathématiques les plus difficiles, dont il s’exerçait ensuite à retrouver les détails dans sa tête. Celui qui peut suivre une telle méthode est bien près de devenir inventeur : d’Alembert s’élançait en effet avec tant d’ardeur vers les régions encore inconnues que, devançant quelquefois ses livres, il croyait découvrir des vérités et des méthodes nouvelles, qu’il rencontrait ensuite, avec un dépit mêlé de plaisir, dans quelque auteur plus avancé.

Les jansénistes, croyant voir en lui un nouveau Pascal, essayaient à cette époque de réchauffer sa ferveur un peu tiède et de ramener son esprit secrètement rebelle en lui faisant lire leurs livres de dévotion et de controverse. Ce fut son dernier acte de soumission : mais, loin de le retenir dans la voie où il était déjà fort avancé, ces pieuses lectures, cette fois sans efficace, rompirent au contraire les derniers liens qui l’unissaient aux opinions et aux croyances de ses anciens maîtres.

D’autres amis détournaient aussi d’Alembert des travaux mathématiques, qu’ils regardaient, non sans quelque raison, comme un mauvais moyen d’arriver à la fortune. Il se décida, suivant leurs sages conseils, à étudier la médecine, et, bien résolu de s’y livrer tout entier, eut le courage de porter chez un ami tous ses livres de science, dont la séduction pourrait mettre obstacle à ses projets ;