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à la règle adoptée ; peut-être même sous leur rade écorce ne sont-ils que trop dociles. Avez-vous vu de ces hommes qui font étalage de mauvais caractère et mettent leur point d’honneur à se faire redouter ? Vous évitez de vous trouver sur leur chemin. Ils vous inspirent pourtant quelque secrète envie. Vous vous dites : Comme ils sont maîtres chez eux ! comme ils ignorent la servitude domestique à laquelle sont exposés les gens faibles ! Mais le tyran, vu de près, n’est plus qu’un bonhomme débonnaire qui se laisse battre par sa femme, gruger par ses valets, et dominer par ses enfans.

27 juillet.

Je vais vous dire le programme de ma journée, qui est celle de tout le monde. Le matin, on se rend à pied à la fontaine pour y boire les eaux, on joue aux boules, on tire au pistolet, on flâne démesurément. A trois heures, le dîner commence au son de la cloche. La musique entonne sa ritournelle au moment même où les nègres qui nous servent arrivent au pas, en procession, et, sur un signal donné, déposent tous ensemble le dessert sur toutes les tables ; puis, si le temps est beau, le monde élégant monte en voiture et va prendre le frais sur les bords du lac. C’est pour beaucoup de ces dames une sorte de devoir, comme le tour quotidien du bois de Boulogne. Plusieurs conduisent elles-mêmes leurs voitures avec leurs cavaliers assis près d’elles. La femme, de sa petite main gantée, tient le fouet, manie les rênes, maîtrise les chevaux fougueux ; le beau se croise les bras et fait la roue. On va au lac souper et boire dans un café toujours plein de monde. Quelques-uns se promènent sur une miniature de bateau à vapeur qu’on a apporté tout fait des ateliers de Troy. Le site est gracieux, entouré de riantes collines, et l’aspect de l’eau, de la verdure et du ciel est toujours bienvenu.

Cette nuit enfin, il y a bal dans l’hôtel, grand bal annoncé à son de trompe, avec entrée payante pour les hommes, mais libre pour les ladies. Vous devinez l’extravagance des toilettes et la bigarrure du public. On voit là des gentlemen en cravate rouge, en souliers poudreux, beaux manqués, beaux incomplets et dépareillés, figures de boutiquiers, de paysans, d’aigrefins, de savetiers allemands, de boxeurs galans, qui s’efforcent de briller par le bon goût de leur mise et la bonne grâce de leurs manières. Les femmes, en entrant, font deux ou trois fois le tour de la salle pour étaler leurs oripeaux. Telle jeune fille est habillée à la mode du quartier Breda, telle autre semble s’attifer de la garde-robe de sa grand’mère : noir et or, bleu et rouge, violet et jaune, on les dirait endimanchées dans la boutique d’un marchand d’habits. Cependant la fête est grave, silencieuse et presque gourmée.