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dains vont chercher pendant l’été un lambeau de leur Paris dispersé ; ce sont pourtant de véritables retraites champêtres au prix de ce phalanstère où mangent, boivent et dansent en commun, à heures fixes, un millier de créatures humaines. Il appartenait au plus avancé des peuples de perfectionner cette façon moderne de mener la vie élégante en bonne société !

Quant aux femmes, il s’agit pour elles de faire toilette, de faire toilette encore et toujours. Telle demoiselle des plus lancées change de chevelure, trois fois dans la journée. Toute ville d’eaux est le lieu par excellence de la flirtation. Plus d’une de ces élégantes péchera un mari dans la bagarre. Plus d’un de ces flâneurs fashionables, une fois suffisamment enrichi, regarde s’il ne découvrira pas en eau trouble la perle dont il a préparé l’écrin. C’est une foire aux mariages, où les marchés sont publics. Tant pis pour ceux qui voudraient se dérober aux regards de la foule. Dans ce monde démocratique, on mange à la gamelle, on remue les hommes à pelletées comme des choses, et la société tout entière cuit dans la même marmite.

Je retrouve dans la cohue quelques amis de New-York, gens aimables et distingués qui deviennent mes compagnons habituels. Quant au public, rien de plus aisé que de se mettre à son niveau : il suffit de s’alléger d’un peu de politesse superflue et de mettre sous clé les idées d’art et de littérature. Le négoce et la politique remplissent les conversations, non pas cette politique brillante, presque philosophique, à laquelle nous sommes accoutumés. Ici les pensées d’un homme du monde ne s’élèvent guère plus haut que celles d’un homme du peuple : c’est le même bon sens solide, mais un peu terne et sans attrait. Il en est des esprits comme des habits et des maisons : la coupe en est consacrée, la couleur uniforme ; si parfois on rencontre une exception à la mode, un essai de pittoresque et d’originalité, on peut compter sur un chef-d’œuvre de mauvais goût. Je compare volontiers les Américains à leurs machines, qui sont puissantes, mais un peu rudement bâties, excellentes pour produire des objets de qualité ordinaire et de commun usage, mais inapplicables aux imaginations brillantes du luxe européen.

Les mœurs sont en général douces, flegmatiques et faciles. Nul ne se gêne pour son voisin, mais nul ne songe à le molester ni dans sa personne, ni dans ses biens. On a tort de se figurer les Américains comme des hommes durs, dangereux, rapaces, dévorés d’égoïsme, doués à la fois d’un indomptable esprit d’indépendance et d’un farouche instinct d’oppression. Je trouve chez eux plus d’esprit d’ordre et de probité usuelle que je n’en ai vu ailleurs. Je ne connais pas d’autre peuple qui sache si bien obéir sans contrainte