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angoisses du repentir : ils regrettaient seulement que la vie fût trop courte pour le plaisir, trop longue pour la souffrance. Ce n’était pas la pensée d’un avenir, à la fois certain et inconnu qui nourrissait leur mélancolie.

Lorsqu’on a étudié de près cet affaissement des mœurs et du génie grecs, rien n’est plus aisé à comprendre que la philosophie qui en fut la conséquence. On regrette que M. Gebhart n’ait pas cru devoir insister plus longuement sur les rapports par lesquels l’épicurisme vint se rattacher à cette société finissante. Son talent souple et fin le rendait éminemment propre à suivre dans ses détours le chemin que suivit, alors la conscience humaine égarée. En tenant mieux sa promesse de faire surtout œuvre de psychologue, il aurait placé Épicure dans son véritable cadre, ou, comme l’on dit aujourd’hui, dans son milieu, et il aurait ajouté d’utiles lumières à celles qu’ont jetées sur cet étrange moraliste de récens et judicieux historiens[1].

Épicure a été et est encore très diversement jugé. Après avoir comparé sa doctrine aux idées qui avaient cours et aux sentimens qui remplissaient les âmes quand il fonda son école, on arrive naturellement aux conclusions suivantes : il n’a pas directement accru la corruption générale, qui était à son comble ; il n’est ni si coupable que le font les uns, ni si méritant que le disent les autres. Entre le délire de la volupté et les luttes de la vertu, il a pris une position intermédiaire ; mais là, malgré quelques belles apparences qui trompent les juges inattentifs ou intéressés, malgré son éloignement systématique pour tous les excès, et quoique son sensualisme soit négatif, il a exercé une mortelle influence.

Fuir la douleur physique et morale à tout prix, même au prix du plaisir, telle est en deux mots la théorie morale d’Épicure. Le plaisir qui coûte la moindre peine ne vaut pas qu’on l’achète, et comme la plupart des plaisirs sont précédés, accompagnés ou suivis de quelque souffrance, le seul, le véritable bonheur ne saurait consister que dans l’absence de la douleur. En posant ce principe, en le développant, en le tournant et retournant de tous côtés, il est manifeste qu’Épicure allait à l’encontre de cette fureur de jouir qui était la folie universelle. En ce sens donc, sa philosophie n’était pas corruptrice. Il y a plus : il soutenait qu’on ne peut goûter quelque félicité qu’en vivant honnêtement. Et là-dessus ses partisans de s’extasier et de prétendre que non-seulement il n’a pas corrompu, mais encore qu’à a, autant qu’il était en lui, amélioré ceux qui ont suivi ses préceptes. La méprise disparaît aussitôt qu’on se rend

  1. Notamment M. J. Denis dans son Histoire des Théories et des Idées morales dans l’antiquité.