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quelques services en aiguisant la dialectique et en assouplissant la langue, on l’accorde ; mais qui oserait leur savoir gré d’avoir poussé l’esprit humain non pas au doute, répétons-le, mais à la négation universelle ? Qu’on se figure ce qui serait advenu de la science, s’ils avaient réussi.

Ils échouèrent. Socrate leur opposa son ironie et son infaillible bon sens, Platon ses profondes analyses et cette verve comique qui égalait celle d’Aristophane, et que la malice des Provinciales n’a point surpassée. Aristote leur posa ce dilemme sans issue : si tout est vrai, il est vrai que ce que vous dites est faux ; si tout est faux, il est faux que ce que vous dites soit vrai. Au lieu de se mettre docilement à la suite d’une société qui semblait se lasser déjà des travaux de la pensée et des nobles jouissances de l’esprit, ces trois hommes de génie lui résistèrent. Ils rendirent à l’intelligence son rôle et ses droits. Les deux premiers enseignèrent que l’ignorance est la mère de la corruption et de l’esclavage, et que la science (on dirait aujourd’hui l’instruction) est la source de toute vertu et de toute liberté. Ils disaient que la politique a pour unique fortement la justice et que la justice est connue par la raison. Le plaisir le plus vrai, et, par conséquent le plus vrai bonheur, était, selon Platon, celui que l’âme puise dans l’exercice le plus élevé de l’intelligence. Sans une intelligence parfaite, consciente d’elle-même, belle et heureuse par sa pensée, l’ordre de l’univers paraissait également inexplicable à l’auteur des Dialogues et à celui de la Métaphysique. La méditation philosophique reprenait à son compte et portait à leur suprême degré de force et de pur éclat les conceptions intellectuelles de la religion et des arts ; mais depuis longtemps déjà ces illustres penseurs, quoiqu’ils fussent restés fidèles à la muse de leur patrie, quoiqu’ils n’eussent négligé aucune de ces questions politiques, sociales, religieuses, qui touchent au vif des intérêts toujours présens, ces puissans meneurs d’esprits n’étaient plus suivis que par quelques disciples. L’opinion et l’influence leur échappaient, ce qui prouve, pour le dire en passant, que l’influence est parfois refusée à qui la mérite. La nation grecque s’amollissait : il lui fallait des jouissances faciles, une vie facile, une philosophie facile. L’époque suivante lui donna ce qui lui convenait. Notre pays a eu un temps pareil. En parler, c’est un peu nous entretenir de notre récent passé, qui peut-être dure encore ou tend à redevenir le présent.


II

Cette analogie, que le lecteur attentif ne peut s’empêcher d’apercevoir, augmente l’attrait des recherches de M. Emile Gebhart