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dans l’histoire une place qu’il gardera. D’où vient cela ? Comment résoudre ce problème ? En attendant une explication définitive de sa renommée et de son influence, ne pourrait-on hasarder celle-ci ? Alcibiade eut le don, pernicieux, mais éternellement séduisant, hélas ! de relever ses vices par les audaces et les saillies d’un esprit éblouissant. Des témoignages contemporains attestent qu’il fut éloquent moins par la facilité de sa parole, lente parfois et hésitante, que par la solidité des argumens qu’il invoquait. Dans la guerre, telle qu’on la faisait de son temps, il déploya souvent une intelligence féconde en ressources. Ajoutons qu’à certains momens il se montra capable de comprendre et de goûter le génie de Socrate, de s’incliner devant tant de sagesse, et de s’éprendre de tant de vertu, au point que, si Platon n’a pas trop exagéré, nul, si ce n’est Platon lui-même, n’éprouva pour Socrate un aussi vif enthousiasme. Ce que les Athéniens avaient admiré dans Périclès, c’était le prestige imposant de la raison se dominant elle-même et dominant la sensibilité. Ce qu’ils aimèrent surtout dans Alcibiade, mais sans admiration ni respect, ce fut aussi, croyons-nous, l’intelligence, brillante encore, quoique obscurcie par les fumées de la passion.

L’amour de l’intelligence et de la supériorité qu’elle donne à qui la cultive était donc l’instinct le plus puissant, le plus impérieux de la nation grecque. Au moment où cet instinct, qui s’était de jour en jour développé, devenait une faculté pleinement consciente d’elle-même et assez vigoureuse pour produire ses plus belles œuvres, il faillit tout à coup se dépraver et se perdre. La sophistique, qui voulait l’exploiter à bref délai, essaya de l’attaquer à sa racine, comme ces sauvages, qui coupent l’ambre dont ils désirent manger le fruit. La lumière n’est pas entièrement faite sur sophistique. Cette fausse philosophie attend encore son historien. Elle l’aurait déjà depuis quelques années, si la mort n’avait frappé Emile Saisset, dont la critique perçante et sûre eût réduit à sa juste mesure cette école de nihilistes effrontés. On voit du moins par quelques lignes qu’il a laissées, et que semblent confirmer les textes, que la sophistique ne ressemblait en rien à ce que nous connaissons aujourd’hui. On s’est lourdement trompé quand on a pensé que la sophistique venait de renaître parmi nous. Non : il n’est pas un seul penseur du temps présent dont la parfaite bonne foi puisse être mise en doute, tandis qu’il est plus que difficile de croire à la sincérité d’hommes qui avaient une raison à donner pour et contre tout. C’est faire trop d’honneur à ceux-ci que de les comparer, par exemple, au grand sceptique moderne, à Kant, qui demeura dogmatique dans l’ordre subjectif, qui d’ailleurs affirmait la liberté, la loi morale et Dieu. Que les sophistes aient été de fort habiles gens, cela est clair ; qu’ils aient même rendu à la science