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ce système de recrutement est loin d’être sans défaut. Ainsi l’état pourvoit au remplacement des conscrits qui se libèrent, et bien qu’on ne puisse l’accuser d’en faire un commerce déshonnête, puisque le prix de l’exonération est inférieur à la prime de l’engagement, son intervention en cette matière l’expose toujours à des soupçons fâcheux. Les exonérations ont d’ailleurs un caractère provisoire qui ne laisse aucune sécurité. Le citoyen qui s’exonère ne se rachète pas pour l’avenir ; il n’échappe pas aux chances des tirages futurs. Le lendemain du jour où le collecteur a reçu son argent en échange de sa personne, le président peut décréter une levée nouvelle et l’appeler à servir une seconde fois. Il fait donc avec l’état un marché sans garantie qui ressemble à un impôt déguisé. Enfin la règle des exemptions légitimes est loin d’être certaine. A vrai dire, les exemptions sont plutôt des faveurs spéciales que des privilèges légaux, et le désordre est si grand que les démocrates peuvent soutenir, en s’appuyant sur des précédens authentiques, que les milices tout entières des états, c’est-à-dire les trois quarts des citoyens valides, sont exemptées de servir dans les armées de l’Union.

Au commencement de la guerre, l’Amérique avait une armée de citoyens : ses commerçans, ses ouvriers, ses laboureurs, s’étaient un beau jour éveillés soldats. Rien de plus beau que ce soulèvement unanime, rien de plus fort, disait-on, que cette armée nationale, composée d’hommes pensans et convaincus. Au premier choc, ils furent dispersés ; braves, mais étonnés de la résistance, effrayés de la discipline, ils comprirent que la guerre n’était pas le jeu facile qu’ils avaient songé, et en peu de mois ces héros improvisés étaient rentrés, plus ou moins glorieux, dans leurs foyers. Il fallait pourtant remplir les rangs vides et opposer des hommes à l’ennemi[1]. On eut recours à l’argent, aux primes annoncées à son de trompe, à l’enrôlement des Irlandais, des Allemands, des étrangers. Ce fut la seconde armée, celle qui, renouvelée à grands frais, dure encore aujourd’hui. L’enthousiasme et le goût nouveau des armes avaient fourni pour quelques jours des hommes qui n’étaient pas tous des soldats ; l’argent et les promesses ont acheté pour quelques années des mercenaires qui ne sont pas tous des citoyens.

Cependant ce moyen s’use à son tour ; le prix du sang s’élève. Le peuple est fatigué, la crainte même de la conscription n’obtient ni les subsides ni les enrôlemens accoutumés. C’est alors le tour de l’impôt du sang. Quelques démocrates protestent contre cette mesure, qu’ils disent violente, oppressive et inconstitutionnelle. Elle ne s’en appuie pas moins sur le vote souverain du congrès. Quant à

  1. Je dois rectifier à ce propos une erreur typographique qui s’est glissée dans la première partie de cette étude. On a imprimé que l’armée fédérale avait perdu en deux mois trois cent mille hommes ; c’est trente mille qu’il faut lire.