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trouve, je me croirais le plus heureux des mortels. » Montesquieu était bien prudent, s’il n’était bien aveugle, car il parlait ainsi de l’ouvrage qui devait commencer à nous rendre insupportables toutes ces choses qu’il dit vouloir nous apprendre à aimer. Un tel exemple serait fait pour donner quelque hésitation sur la rigoureuse loi de la sincérité complète, et cependant je ne sais qui voudrait l’imiter. Dans les choses saintes, cette retenue se justifie mieux. On doit voir toutefois que nous rencontrons ici une de ces situations trop fréquentes dans la vie où deux devoirs différens sont en opposition l’un à l’autre, et où la conscience est obligée de compromettre.

C’est en tenant compte de ces observations qu’il faut comprendre l’exemple et le précepte que nous donne M. Saint-Hilaire. Les théologiens feront bien de déposer leurs grands airs de mépris pour la philosophie ; les philosophes feront encore mieux de s’abstenir d’un dédain railleur ou d’une offensante pitié pour l’orthodoxie. C’est en toutes choses au parti de la liberté surtout que l’impartialité et la modération sont commandées. Pour ceux d’ailleurs qui pensent que le christianisme contient sous une forme persuasive et puissante les grandes vérités de la religion naturelle, s’il n’est sacré, il est particulièrement vénérable. Pour les autres, il est tout au moins une doctrine de métaphysique qui a bien des intelligences dans la nature humaine, et il a droit à tout ce qui est dû à la liberté de croire, qui n’est qu’une branche de la liberté de penser. On ne peut donc trop insister sur les devoirs de la raison envers la conscience, ni trop répéter que la prudence, comme la justice, nous prescrit un sincère respect pour toutes les opinions sincères. On peut même se féliciter si les événemens ont ramené d’anciens adversaires à se juger réciproquement avec plus d’équité et de bienveillance ; mais il n’en faut pas espérer davantage. Les théologiens ne doivent pas se formaliser si la philosophie ne leur rend pas les armes ; les philosophes ne doivent pas s’étonner que la théologie ne les approuve pas. C’est une tolérance mutuelle, non un accord plus ou moins forcé, qu’ils se doivent les uns aux autres. Le véritable intérêt commun de la religion et de la philosophie, c’est l’indépendance.


CHARLES DE REMUSAT.