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vement d’invective calculé, il jeta adroitement, comme s’ils lui échappaient, ces deux mots, « l’infernale abolition, » j’étais remonté sur mon cheval de bataille et redevenu invulnérable aux séductions oratoires.

Après lui vint un tout autre homme qui me disposa moins à l’indulgence : c’était un attomey de Louisville, appelé à la tribune par les cris tumultueux de la multitude, dont il semble être l’orateur favori. Il fendit la foule et grimpa sur l’estrade : un gros homme commun, jovial, débraillé, à la barbe inculte, à la longue crinière, un sourire ironique aux lèvres, chapeau en arrière, l’œil goguenard et le nez au vent. Il monta sur une chaise, retroussa ses manches, défit le dernier bouton de son gilet, cracha deux ou trois fois autour de lui, avala un verre d’eau avec un geste d’escamoteur, et d’une voix perçante qui pénétrait jusqu’aux derniers rangs de la foule entonna a tue-tête son speech improvisé ; puis, avec force grimaces et pasquinades, affectant à dessein l’accent le plus vulgaire, il débita et mima tout à la fois un long chapelet de plaisanteries en argot de cabaret. Le peuple trépignait de joie. Il y avait sans doute du sel et de la finesse au milieu de ces pantalonnades grossières : comme dans l’extérieur de l’homme, l’esprit et la malice y perçaient une épaisse enveloppe ; mais c’était bien là l’attorney américain, ancien loustic des bar-rooms, devenu homme politique et courtisant sans vergogne les instincts brutaux du bas peuple. Je voyais en lui l’Amérique moderne après l’Amérique d’autrefois. Après le meeting, acclamations prolongées, résolution prise de voter en masse pour Mac-Clellan, rassemblemens dans les rues. On pérore auprès des feux de joie ; la ville résonne toute la nuit de hurrahs pour Mac-Clellan, sans qu’il ose s’élever un seul cri d’opposition.

Les démocrates conservent à Louisville une écrasante majorité. L’état de siège et la loi martiale n’y peuvent dominer l’opinion publique. On accuse de toute sorte d’atrocités le général Burbridge et le général Payne, qui représentent au Kentucky l’autorité fédérale. Ce dernier surtout est si honni, si détesté, que le gouvernement songe, dit-on, à le destituer. Ce n’en est pas moins une exagération singulière de dire que toute liberté est perdue dans un pays où les mœurs l’ont si profondément enracinée, que, même sous la loi de la guerre, quatre-vingt mille personnes peuvent se rassembler publiquement pour combattre le gouvernement de leur pays et accuser de trahison le chef de l’état. L’abus de la force brutale n’y est pas l’application régulière d’un système savant de despotisme ; il n’atteint pas l’ensemble des libertés publiques. Si troublées que soient les institutions de l’Amérique par les nécessités de la guerre