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tention étrange de se substituer à la religion et de s’organiser en culte public. C’est là une rêverie qu’on ne lui peut imputer. Sans empiétement, sans énormité, sans polémique, la philosophie intéresse, affecte la religion ; elle l’ébranle ou la consolide sans le vouloir. Et si l’on prétend que l’une soit toujours telle qu’elle ne puisse nuire ou déplaire à l’autre, et cela réciproquement, ce ne pourra jamais être vrai que pour une certaine école religieuse et pour une certaine école philosophique qu’on aura faites exprès l’une et l’autre pour vivre en paix. Il faudrait plus, il faudrait que la religion et la philosophie se donnassent parole de rester entièrement séparées l’une de l’autre et de s’ignorer mutuellement, l’une étant l’opinion de tout le monde, l’autre l’occupation privilégiée d’un petit nombre de savans qui n’auraient de commerce qu’entre eux. Or il n’en est pas ainsi. D’abord la religion se mêle de philosophie, elle s’enquiert de ce que font les philosophes, et certes elle en a bien le droit : elle est tenue de prémunir les fidèles contre un enseignement, si elle le trouve dangereux. Quant à la philosophie, elle n’existe pas uniquement pour les gens du métier, elle ne se renferme pas dans le cercle des écoles, où d’ailleurs on n’élève pas uniquement des philosophes. Pour penser comme ceux-ci, il n’est pas nécessaire d’être de leur profession, il suffit de les avoir lus. Et encore combien de gens il y a soixante ans ne juraient que d’après Locke sans l’avoir jamais ouvert ! La philosophie n’a donc pas besoin d’être constituée en culte public pour posséder, en dehors du culte public, une influence sur l’opinion, car elle parle à tout le monde, elle écrit pour tout le monde. Aristocratique, si l’on veut, par ses recherches originales, elle se popularise par ses livres, elle exerce une action directe ou indirecte sur la société entière ; elle fait des révolutions. Comme bien d’autres sciences, elle n’est cultivée que par un petit nombre d’adeptes, et cependant, en tout pays vraiment civilisé, elle entre dans l’éducation de tous les hommes bien élevés, et cet enseignement apparemment n’est pas un abus à supprimer. La philosophie n’est donc pas exclusivement l’affaire des philosophes ; il est impossible qu’elle n’obtienne pas dans beaucoup d’esprits place auprès de la religion, qu’elle n’exerce pas, concurremment avec la religion, une influence moins étendue, mais souvent aussi réelle. Toutes deux se partagent inégalement l’empire des esprits ; mais elles ne peuvent se le partager sans se le disputer quelquefois.

Maintenant qu’on s’efforce de réduire cette dispute à une concurrence pacifique, que l’on évite scrupuleusement l’agression et le scandale, que l’on cherche même à mettre en lumière les points communs que peuvent offrir la science et la foi, on aura raison, et