Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/886

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà déjà maintenant des milliers d’années que ce pauvre sol est labouré, et ses forces sont toujours les mêmes. Un peu de pluie, un peu de soleil, et le printemps reverdit encore, et ainsi toujours. » C’est presque le mot de Kant : « c’est de même chaque année, et toujours de même ; » mais comme ces deux mots sont dits avec un accent différent ! Quel contraste entre le sentiment de cette vieillesse fatiguée par le travail, décolorée au dehors, abstraite, si je puis le dire, qui s’ennuie de voir que le soleil est toujours la même chose, qui se sent mal à l’aise et s’effraie presque en plein air dans son jardin, et la joyeuse vigueur de cet âge mûr de Goethe, prolongé jusqu’à ses derniers jours, toujours aussi sensible aux impressions de la nature, à la joie du printemps nouveau ! Des deux plus nobles spectacles qui autrefois avaient fait l’admiration de Kant, le ciel étoile au-dessus de sa tête, la loi morale dans sa conscience, un seul plaisait encore à son austère pensée, de plus en plus retirée du monde de la forme et de la couleur et recueillie dans le sanctuaire des idées pures. Kant ne vivait plus que par l’âme. Goethe vit par l’âme et par les sens. Il vit en communication mystérieuse avec la nature dont il a senti si profondément la vie secrète qu’il a tenté de la diviniser. On raconte que régulièrement, au commencement de chaque hiver, ses forces s’en allaient avec le soleil disparaissant, et qu’il passait les semaines qui précèdent le jour le plus court dans un état singulier d’affaissement et de tristesse[1]. Le mois de décembre 1823 avait été particulièrement pour lui une période de grave souffrance ; cet état maladif, se prolongeant, semblait peu à peu l’affecter ; mais le dimanche 21 décembre on avait atteint le jour de l’année le plus court, et l’espérance de voir maintenant chaque semaine les jours augmenter rapidement exerça sur lui l’influence la plus heureuse. « Aujourd’hui nous célébrons la naissance nouvelle du soleil ! » s’écria-t-il joyeusement en voyant à son réveil le fidèle Eckermann entrer chez lui. La bonne humeur, la santé, toute l’activité de son esprit, tout son génie était revenu comme par enchantement. Les influences mauvaises étaient dissipées ; l’hiver et la nuit s’étaient enfuis de son âme ; il se sentait renaître avec le soleil.


E. CARO.

  1. Conversations avec Goethe, t. Ier, p. 72.