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où s’exerce sur nous l’influence d’un grand caractère. Lessing, Winckelmann et Kant étaient plus âgés que moi, et il a été de grande conséquence pour moi que les deux premiers agissent sur ma jeunesse et le dernier sur ma vieillesse[1]. »

Cette action de Kant sur la vieillesse de Goethe n’est guère sensible à l’œil le plus exercé, et nous ne pouvons voir dans l’aveu du poète qu’un dernier hommage au culte philosophique de Schiller, le plus regretté des amis qui ne l’accompagnèrent pas dans la sérénité de sa glorieuse vieillesse. Du reste, il semble bien que Schiller lui-même, après avoir fait de grands efforts pour ramener Goethe à la philosophie de son maître, avait renoncé à cette vaine tentative, en sentant de plus en plus, non l’antipathie, mais l’opposition des natures. « Schiller me détournait de l’étude de Kant, disait Goethe à Eckermann ; il prétendait que Kant n’avait rien à me donner[2]. »

Je ne saurais mieux définir ce contraste que par la comparaison des impressions que produisaient sur l’un et sur l’autre, dans un âge avancé, les splendeurs de la nature. « Pendant tout l’hiver de 1802, Kant ne sortit pas une fois. Au printemps, on essaya de lui faire faire quelques promenades en voiture et de le descendre dans son jardin ; mais il le reconnaissait à peine, et il disait qu’il ne savait où il était. Il se sentait mal à l’aise comme dans une île déserte, et redemandait les lieux auxquels il était accoutumé (son cabinet de travail et cette chambre à coucher toujours fermée, d’où le jour et le feu étaient bannis en toute saison). Le printemps ne lui fit presque pas d’impression. Quand le soleil brillait dans le ciel, quand les arbres commençaient à fleurir, et que ses amis lui faisaient remarquer, pour l’égayer, ce réveil de la nature, il disait avec froideur et indifférence : « C’est de même chaque année, et toujours de même[3]. »

Au même âge, voyez quelle vivacité de sensations chez Goethe ! Eckermann écrit le mercredi 11 avril 1827 : « Je suis allé aujourd’hui à une heure chez Goethe, qui m’avait invité à faire une promenade en voiture avant le dîner. Nous avons suivi la route d’Erfurt. Le temps était très beau. De chaque côté de la route, les champs de blé rafraîchissaient le regard par la plus vive verdure. Goethe semblait tout sentir avec la sérénité joyeuse et la jeunesse du printemps nouveau ; mais dans ses paroles respirait la sagesse du vieillard. Il prit la parole ainsi : « Je le dis toujours, et je le répète, le monde ne pourrait pas subsister, s’il n’était pas si simple.

  1. Conversations avec Goethe, tome Ier, p. 216.
  2. Ibid., p. 342.
  3. Fragmens et Souvenirs, par M. Cousin, p. 36. Dernières années de Kant.