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ce qu’il pouvait vous donner, vous le possédez déjà. Si cependant plus tard vous voulez lire un ouvrage de lui, je vous recommande la Critique du jugement, dans laquelle il a traité supérieurement de la rhétorique, passablement de la poésie, insuffisamment des beaux-arts. » — « Kant ne s’est jamais occupé de moi, bien que ma nature me fît suivre un chemin semblable au sien. » Et, développant quelques analogies bien légères que nous aurons à discuter quand nous exposerons ses travaux scientifiques et la philosophie de la nature qui en résulte, il rappelait qu’il avait écrit sa Métamorphose des Plantes avant de rien connaître de Kant, et que cependant elle était tout à fait dans l’esprit de la doctrine. La distinction du sujet qui perçoit et de l’objet perçu, et cette vue que toute créature existe pour elle-même et non pour notre usage particulier, « tout cela, disait-il, était commun à Kant et à moi, et je fus heureux de me rencontrer avec lui dans ces idées. Plus tard j’ai écrit la Théorie de l’Expérience, ouvrage qu’il faut considérer comme la critique du sujet et de l’objet et comme le moyen de les concilier[1]. » Il louait très volontiers Kant dans les dernières années de sa vie, et sans doute la comparaison du maître avec des disciples d’une originalité aussi compromettante que Fichte ou Hegel, pour lesquels il avait un goût médiocre, rehaussait singulièrement dans son estime le vieux philosophe, qu’il n’avait connu que fort tard. « Kant a, sans contredit, rendu le plus grand service en marquant le point limité jusqu’où l’esprit humain peut s’avancer, et en laissant de côté les problèmes insolubles ; mais il n’a pas fermé le cercle. Après lui, il y aurait encore deux grandes choses à faire. Il faudrait qu’un homme aussi remarquable que lui écrivît la critique des Sens et de l’Entendement humain, et si ces deux livres étaient tous les deux bien faits, la philosophie allemande n’aurait pas beaucoup à désirer. »

Dans une de ses dernières conversations, parcourant la longue carrière d’idées et de travaux qu’il avait remplie, et traitant au point de vue de l’histoire de son esprit la question des influences inévitables que le génie même subit, il résumait sa pensée dans ces mémorables paroles : « On parle toujours d’originalité ; mais qu’entend-on par là ? Dès que nous sommes nés, le monde commence à agir sur nous, et ainsi jusqu’à la fin, et en tout ! Nous ne pouvons nous attribuer que notre énergie, notre force, notre vouloir ! Si je pouvais énumérer toutes les dettes que j’ai contractées envers nos grands prédécesseurs et nos contemporains, ce qui me resterait serait peu de chose. Ce qui est important, c’est l’instant de notre vie

  1. Conversations de Goethe, traduction Délerot, t. II, p. 342.