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raison le droit de se juger elle-même, ils infirment autant qu’il est en eux une des maximes fondamentales de la religion même qu’ils ne veulent pas attaquer. Toute la mesure, toute la déférence du monde, ne sauraient faire qu’une philosophie puisse aisément s’expliquer soit sur le fond des questions métaphysiques, soit sur les moyens de connaître la vérité, sans avancer des propositions qui touchent aux bases de la religion révélée. Il n’y a pas d’exemple qu’un philosophe de quelque importance n’ait pas, en écrivant, éveillé l’attention et la défiance des clergés et des théologiens. Le nom de Socrate vient naturellement dans cette question. Je n’admets aucune atténuation en faveur de ses juges ; mais, malgré ses ménagemens pour le culte national, on ne peut prétendre que son enseignement fût favorable aux croyances de l’idolâtrie polythéiste. Bien que Platon s’enveloppe tant qu’il peut des allégories du paganisme, l’auteur de l’Eutyphron ne peut passer pour un zélateur de la piété envers les dieux d’Athènes. On cite Descartes, qui, dit-on d’ailleurs, avait la foi de son temps. S’il l’avait en effet, son rôle en était bien simplifié, et cependant ce catholique irréprochable n’a cru pouvoir vivre tranquille qu’en pays protestant. Il nourrissait contre les prétentions des théologiens un ressentiment et une aversion qui n’étaient pas sans amertume, il a gardé le silence sur certains points de philosophie naturelle pour se soustraire aux censures ecclésiastiques, et avec tout cela il a rencontré dans l’église une école puissante et vivace qui le réprouve comme un des plus audacieux promoteurs de la liberté de penser, et l’on ne peut dire en effet que les quatre principes de sa méthode soient précisément les principes d’une foi orthodoxe ! Leibniz a porté bien plus de réserve et de calcul encore dans ses rapports avec la théologie, il a écrit plus d’une page dont elle a raison de se prévaloir ; mais combien y a-t-il de ses principales théories que l’église puisse accepter ? Quand il raisonne avec Bossuet sur le rapprochement des cultes chrétiens, l’indifférence sur le dogme se trahit à chaque ligne, et tout semble justifier la réputation qu’il a laissée parmi ses contemporains de n’avoir été qu’un grand et rigide observateur du droit naturel.

C’est que, malgré toutes les précautions possibles, toute philosophie libre (et qu’est-ce qu’une philosophie sans liberté ?) touche inévitablement aux fondemens de la révélation, non-seulement par sa tendance, mais par ses doctrines, et elle inquiète la religion même en la respectant. Il n’est point nécessaire pour cela que, prenant en main l’arme de la critique, elle déchire à coup de poignard le sein de cette mère désarmée à laquelle l’église se compare éloquemment. Il est encore moins nécessaire qu’elle ait la pré-