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pages, celle du poète et celle du philosophe, sont des impressions opposées, et ce n’est que par l’opposition même que je puis être tenté de rapprocher ces confidences et les intelligences d’où elles sont sorties ; mais est-ce la première fois que dans l’ordre des sentimens et des idées deux situations contraires s’éclairent l’une par l’autre ?

Tout ici diffère : la nature extérieure et les âmes ; mais que d’enseignemens dans ce contraste même ! Quelle tristesse dans la confidence de Jouffroy, quelle teinte lugubre dans ses idées ! Tout conspire à jeter sur cette scène un air de désolation : cette soirée de décembre, cette chambre étroite et nue où retentissaient longtemps après l’heure du sommeil les pas du promeneur solitaire, cette lune, à demi voilée par les nuages, qui en éclairait par intervalles les froids carreaux, les heures glacées de la nuit qui s’écoulaient sans qu’il s’en aperçût pendant qu’il suivait sa pensée descendant de couche en couche vers le fond de sa conscience et dissipant l’une après l’autre les dernières illusions, le rêveur tout seul, en proie à l’angoisse, écoutant au fond de lui-même ce grand écroulement du passé, son anxiété presque désespérée en face de l’inconnu qui commence pour lui. Ici au contraire comme tout est brillant, lumineux, rempli de sérénité ! Comme tout respire la confiance et l’espoir ! Cette belle nuit d’été, ce reflet de la lune qui tremble sur le large fleuve, le Rhin paisible, étalé au loin à travers la campagne, la calme magnificence de cette nature qui se repose, ces deux amis appuyés l’un sur l’autre près de cette fenêtre ouverte, s’abandonnant à la délicieuse extase des grands entretiens, se confiant leurs vastes espérances, s’excitant à une action commune, et s’emparant déjà en pensée de l’avenir qu’ils comptent dominer, toute cette scène n’est-elle pas en harmonie avec cette tranquillité superbe qui sera bientôt le caractère même du génie de Goethe ? Nous le voyons ici, à ce moment de sa vie où le chaos de ses idées se débrouille, où, pacifié dans ses troubles intérieurs, réconcilié avec ses instincts, il sent tressaillir en lui des facultés presque infinies que jusqu’au dernier jour d’une longue vie la plus heureuse fécondité ne devait pas tarir. Dans l’écroulement de ses croyances passées, ni angoisses ni désespoir ; au contraire, une sécurité complète qui se fait en lui en face du problème des choses, fondée non sur l’espoir de le résoudre, mais sur une confiance absolue en soi, sur une foi dans son génie assez forte pour se dispenser de tout point d’appui extérieur, sur l’orgueil presque olympien de la pensée, qui se console de ne pas remplir toute la sphère des idées, ni celle de l’art, par la certitude qu’aucune pensée mortelle ne la remplira. Encore une fois, ce n’est pas là un rapprochement factice que nous avons cherché, c’est un pur contraste de sensations