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Et pourtant le brillant poète n’était pas encore entièrement sorti des régions ténébreuses où l’avait entraîné sa « chimie mystique. » L’obsession, la possession, si l’on veut, durait encore, se renouvelait sous différentes formes. Il avait à traverser une dernière épreuve avant de s’affranchir : je veux parler de sa rencontre avec Lavater et des aventures intellectuelles où il fut entraîné pendant quelque temps dans cette singulière compagnie.

Le plus curieux portrait que l’on puisse tracer de ce doux rêveur, légèrement fou, une des singularités du XVIIIe siècle, quelque peu homme de génie, au demeurant excellent homme, c’est Goethe qui nous en fournit les élémens. À diverses époques de sa vie, dit-il, il fut conduit à méditer sur cette nature, une des meilleures avec lesquelles il eût vécu dans la plus complète intimité, et il écrivit à plusieurs reprises les réflexions qu’elle lui avait inspirées. Il nous donne une raison touchante pour nous expliquer cette insistance. L’opposition de leurs tendances, manifestée après une assez longue intimité, les ayant rendus peu à peu étrangers l’un à l’autre, il ne voulut pas cependant laisser déchoir dans son esprit l’idée de cette belle âme, et, pour en conserver la vive et digne empreinte, il aimait à se la représenter devant les yeux. C’est ainsi que furent écrites, sans liaison entre elles, à d’assez longs intervalles, les pages très intéressantes et très animées où apparaît Lavater. Nous emprunterons à ces divers portraits, dispersés à travers les mémoires et les entretiens, quelques-uns des traits les plus saillans qui, en nous révélant l’aimable et bizarre modèle, nous révèlent quelque chose aussi du peintre et des impressions diverses qu’il en reçut. C’est surtout cela que nous y avons cherché.

Peu de gens, nous dit Goethe, ont pris plus sérieusement à cœur de se manifester aux autres, et c’est par là essentiellement que Lavater fut instituteur. Cependant, quoique ses efforts eussent aussi pour objet le perfectionnement intellectuel et moral des autres, ce n’était pas le dernier terme auquel il tendait. Son occupation principale était la réalisation de la personne du Christ : de là cet empressement presque fou à faire dessiner, copier, imiter l’une après l’autre des images du Christ, dont aucune à la fin ne pouvait naturellement le satisfaire. Comme il acceptait Jésus-Christ à la lettre, tel que l’Écriture le donne, cette idée lui servait à tel point de supplément pour sa propre existence qu’il incarna idéalement l’Homme-Dieu à sa propre humanité, jusqu’à ce qu’il les eût réellement confondus en un seul être, qu’il se fût unifié avec lui ou qu’il s’imaginât être réellement le Christ. — Il était arrivé à cette conviction, qu’on peut faire des miracles aujourd’hui tout aussi bien qu’au temps où le Christ en faisait, et il en fit. Comme il réussit quelquefois à obtenir instantanément, par la ferveur presque véhémente de ses prières,