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s’y poser, comment n’aurait-il pas la sienne ? Il est trop évident que l’auteur de Faust doit avoir sa manière toute personnelle de concevoir la vie, les lois qui en règlent la manifestation et le cours varié, l’emploi frivole ou sublime que chacun peut faire de ce don purement gratuit, si accidentel et si promptement retiré, les rapports qui unissent cette fragile apparition à l’universalité des choses, le mystère primordial d’où elle est sortie un jour, où un autre jour elle va se perdre, les puissances secrètes qui se laissent à peine entrevoir sous ce flot mobile de créations successives tour à tour disparues, ce jeu ironique de l’éternelle illusion ou ce travail inexplicable de l’existence absolue s’épuisant à remplir l’infini du temps de ses œuvres éphémères que cet infini dévore à mesure qu’elle les achève et les produit.

La nature, voilà le nom sous lequel Goethe désigne ces énergies éternellement créatrices. Il n’accepte pas comme point de départ de sa pensée la distinction des êtres, la réalité de l’âme et celle de Dieu mises à part de la réalité du monde. Il n’arrive pas non plus à les distinguer dans ses conclusions. Il veut que le philosophe se tienne en communication perpétuelle avec ce monde visible qui s’étend et se développe sous ses yeux, sous ses mains, et qui est le centre de l’activité universelle, l’unique foyer de l’être et de la vie. Par l’ensemble de ces idées générales, Goethe se rencontre avec certaines tendances qui sollicitent vivement les esprits en France et en Allemagne, et qui sont comme une tentation irrésistible de la raison contemporaine. La philosophie de la nature est en effet celle que l’on opposé avec le plus d’ardeur et de succès à la métaphysique spiritualiste. Elle présente d’ailleurs des nuances fort distinctes, soit qu’elle se développe sous la forme de l’inspiration alexandrine chez Schelling, soit que, comme chez Hegel, elle se déduise sous les formules nouvelles d’une sorte d’algèbre. C’est elle encore que l’on rencontre dans le positivisme scientifique, et il est impossible de la méconnaître dans les émotions panthéistiques de la littérature et de la poésie du XIXe siècle.

Cette même philosophie se produit dans Goethe, mais avec une indépendance de vues, une liberté d’allures et une aisance qui en accroissent singulièrement le prestige et la force. C’est l’esprit le plus affranchi de formules dans lequel le naturalisme se soit révélé à notre siècle. Les penseurs tels que Goethe ont un grand avantage sur les philosophes de profession : ils ne sont pas liés à un système. Le dogmatisme peut être en certains cas une force : il est bien souvent un poids très lourd à porter, un embarras pour la marche et le libre développement de la pensée. Un philosophe est tenu de disposer ses idées par ordre, de manière qu’elles s’enchaînent et se soutiennent. Il faut que, dans cette longue série de d’éductions, aucune