Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/798

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la royauté patriarcale de Cécrops et de Numa jusqu’à l’empire administratif de Dioclétien.

L’ouvrage de M. Fustel de Coulanges est un système. Il en a tous les mérites et aussi tous les dangers. On est séduit et entraîné en le lisant par l’enchaînement rigoureux des opinions, et il en résulte un bel ensemble dont l’esprit est charmé. Cependant, lorsqu’on y réfléchit, bien des objections s’élèvent. Je crains que les jurisconsultes ne réclament contre bien des assertions qui me semblent contraires aux principes reçus. Les érudits auront peut-être aussi à faire plus d’une critique de détail à l’auteur sur la façon hardie dont il interprète certains textes. Pour moi, l’objection la plus grave que je lui adresserais, c’est qu’il est tellement plein de son idée qu’il veut tout expliquer par elle. Est-il sage d’admettre, dans des sociétés qui ont duré près de dix siècles, que tout découle d’un principe unique ? Il convient assurément de faire ressortir l’influence de cette religion domestique sur la constitution de la famille et de la cité ; mais n’y avait-il qu’elle ? Faut-il croire, par exemple, que cette autre religion, plus étendue, plus générale, qui se retrouve aussi dans les temps les plus reculés chez tous les peuples de la race aryenne, le culte des forces de la nature divinisée, la religion de Zeus, de Jupiter, de Déméter, d’Apollon, n’a point eu d’action et n’a point laissé de traces dans les opinions et les gouvernemens des sociétés primitives ? Quelque influence qu’on accorde à la religion domestique sur les esprits des peuples anciens, est-il bon de prolonger trop longtemps cette influence, et de vouloir expliquer l’histoire entière d’un grand peuple par les opinions de son berceau ? Quoique Rome se vantât d’être la cité la plus religieuse de l’ancien monde, l’état chez elle me semble s’être sécularisé bien plus vite que ne le croit M. Fustel de Coulanges. Qu’importe que les rites soient respectés, si les croyances ont disparu, et que les augures continuent à interroger les poulets sacrés, s’ils éclatent de rire en se regardant ? J’avoue que je suis moins disposé que l’auteur à chicaner Montesquieu quand il dit qu’à Rome la religion était asservie à l’état. Que dans le principe l’état au contraire ait reçu de la religion sa constitution et ses lois, rien n’est plus certain ; mais n’est-il pas visible aussi que de très bonne heure des gens si avisés, si politiques, ont reconnu les services que la religion peut rendre, et qu’elle est devenue vite pour eux un moyen de gouvernement ? On sait que, pour exclure les plébéiens de la cité, les patriciens alléguaient des considérations religieuses ; croit-on que ce prétexte fût bien sérieux, et que le plus grand nombre d’entre eux ne fût pas poussé dans cette résistance par des motifs plus humains ? La politique ne les préoccupait-elle pas déjà bien plus que la religion ? — Au reste, ces réserves n’affaiblissent pas l’estime que je ressens pour le livre de M. Fustel de Coulanges. Le système qu’il développe est vrai dans son principe, quoiqu’il l’ait peut-être exagéré dans ses conséquences. Il fait comprendre une foule d’usages et de lois qui sans lui resteraient obscurs, et il rend vivantes pour nous les origines des cités antiques.