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radicaux conservent confusément le souvenir des premières opinions du peuple qui la forma. C’est avec ces seuls élémens que M. Fustel de Coulanges essaie de reconstruire le passé. Il a employé beaucoup de science pour les réunir et une sagacité remarquable pour les interpréter. Voici en quelques mots à quels résultats il arrive. Selon lui, le principe qui a constitué la famille antique n’est pas l’affection commune des membres qui la composent, ou, comme l’ont pensé des jurisconsultes, l’autorité souveraine du père : c’est une croyance religieuse. Les plus anciens aïeux de la race indo-européenne ne croyaient pas qu’au moment où l’homme expire tout fût fini pour lui. La mort leur semblait un simple changement de vie, et non pas une dissolution de l’être ; mais de quelle nature était cette existence nouvelle ? Croyait-on que l’âme, une fois sortie d’un corps, allait en animer un autre ? Non ; la croyance à la métempsycose ne s’est jamais enracinée dans les esprits des populations gréco-italiennes, et ce n’est pas la plus ancienne solution que les Aryas de l’Orient aient acceptée du problème de la destinée humaine, puisque les Védas la contredisent. Pensait-on que les âmes des morts étaient réunies dans une demeure spéciale, comme le Tartare ou l’Élysée ? Pas davantage ; c’est une croyance assez récente et qui a été clairement exprimée pour la première fois par le poète Phocylide. « On pensait, dit Cicéron, que l’âme, réunie au corps, continuait de vivre avec lui dans le tombeau. » C’est ce que déclarent les plus anciens documens recueillis sur ces époques lointaines ; c’est ce que montrent clairement les vieux rites des funérailles. De là ce soin, commun à tous les peuples antiques, prescrit par la loi, imposé par la religion, de donner aux morts une demeure où se continue tranquillement cette ombre de vie ; de là cette crainte que, sans la sépulture, les âmes ne soient malheureuses et ne deviennent malfaisantes ; de là aussi cette opinion si fortement enracinée chez tous les peuples primitifs que, si les âmes sont encore errantes sous la terre, elles peuvent y conserver quelques-uns des besoins de la vie, comme celui de boire ou de manger. Ces besoins, les descendans sont tenus sévèrement de les satisfaire. À certains jours de l’année, l’Hindou, le Grec, le Romain, apportent sur le tombeau de leurs ancêtres des gâteaux, des fruits, du sel ; ils y versent du fait et du vin. C’est ce qui a fait naître partout le culte des ancêtres, devenus des dieux sous le nom de héros et de démons chez les Grecs, de lares et de pénates chez les Romains, culte symbolisé par la flamme du foyer sacré qui brûle dans chaque maison.

Cette religion domestique est pour M. Fustel de Coulanges le principe de la famille antique. Il montre avec une rigueur de déduction incroyable que tout l’état social ancien en est sorti. Avec elle, il rend raison du pouvoir absolu du père, des cérémonies du mariage chez les Grecs et les Romains, de la situation si inégale du fils et de la fille dans la famille, de la place qu’y tiennent les serviteurs et les esclaves. Si les races aryennes ne sont pas errantes et nomades, si elles ne se contestent pas d’une tente et d’un chariot comme l’Arabe ou le Tatare, c’est qu’elles ne veulent pas quitter la