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précaution, on mettait en péril l’objet et le résultat même de la guerre, l’abolition de l’esclavage. On n’a point trouvé de précaution plus efficace que la clause d’exception. Il n’y avait dans le sud qu’une classe qui pût attaquer par les moyens légaux la proclamation du président Lincoln : c’était la classe des grands propriétaires d’esclaves, la classe de ceux qui avaient un revenu égal ou supérieur à 20,000 dollars. On a excepté ces propriétaires de l’amnistie générale, et on leur a imposé la nécessité de demander des amnisties personnelles, afin de les mettre dans l’impuissance de faire jamais revivre la question de l’esclavage. Le pardon n’est accordé en effet qu’à ceux qui signent l’engagement qu’ils adhèrent à la proclamation présidentielle, que jamais ils n’acquerront des esclaves en propriété et n’emploieront de travailleurs esclaves. Ceux qui violeraient cet engagement détruiraient pour eux le bénéfice de l’amnistie et retomberaient sous le coup des peines prononcées contre le crime de haute trahison. On le voit, l’exception qui frappe les grands propriétaires disparaît en pratique devant la renonciation expresse de ces propriétaires au monopole de l’esclavage. Il n’y a là qu’une sévérité apparente : en fait, chaque propriétaire signe l’engagement qui lui est demandé et se trouve amnistié. C’était bien le moins que le président Johnson, M. Seward et la cause unioniste missent à l’abri de toute contestation et de toute réaction future ce grand intérêt moral de l’émancipation des esclaves, qui a été la cause de la guerre, et en faveur duquel la fortune des armes, juste cette fois, s’est prononcée avec tant d’éclat.

Les pardons s’accordent donc très facilement au prix d’un grand surcroit de travail pour le président et ses ministres, et de quelques retards dans l’organisation nouvelle des états du sud. C’est devant une nombreuse députation de délégués appartenant aux états du sud et soumis à la clause d’exception que M. Johnson a prononcé sa dernière harangue. La députation avait été d’abord reçue par M. Seward. Elle était composée d’hommes considérables dans leurs états, dont plusieurs avaient appartenu au vieux parti whig américain, parmi lesquels le secrétaire d’état retrouvait de vieux amis politiques. Il y eut entre le ministre et les délégués un échange de paroles simples et de plaisanteries un peu dures, à l’américaine. « Nous venons vous présenter nos respects, » dit le chef de la députation à M. Seward. « Fort bien, répliqua le ministre, vous conviendrez qu’il en était bien temps. » Les délégués se mirent à rire et à dire que c’était vrai. M. Seward reprit : « Quand j’ai appris à mon fils que j’allais recevoir une députation de rebelles, il m’a dit qu’à moins qu’ils ne fussent animés de tout autres sentimens que ce dernier rebelle que nous avons vu, il aimait tout autant n’être pas de l’entrevue. » Le dernier rebelle en question était l’assassin dont l’œuvre est inscrite en terribles cicatrices sur le visage du secrétaire d’état. « Nos pensées sont conformes à nos paroles, répondit un délégué de Géorgie ; nous ne voulons plus être désormais que de bons et