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coururent, et quand la pauvre femme vit de loin les vaisseaux français, elle leva au ciel ses yeux pleins de larmes en disant : « Dieu de miséricorde, je vous remercie, je crois enfin à la délivrance de ma chère Venise. » — Le lendemain arrivait la nouvelle de la paix qui laissait Venise à l’Autriche.

Qui voudrait se plaindre à ce propos de la France ? Si la France n’a pas tout fait en 1859, elle a fait beaucoup, et à parler net, nous sommes trop près encore des combats inégaux soutenus par la Pologne et le Danemark abandonnés, pour qu’un Anglais se sente le droit de blâmer la France de n’avoir pas été au bout de sa tentative de 1859, elle qui a donné du moins son or et son sang pour la cause italienne. Si j’ai fait ce récit, c’est uniquement pour rappeler combien fut amer le désappointement de Venise, et combien est grande encore sa douleur.

De tous les Italiens que j’ai connus, les Vénitiens sont ceux qui montrent le plus de patience ; c’est à eux surtout que j’ai entendu dire : « Que l’Italie ne risque pas de tout compromettre en faisant quelque coup de tête ! Nous savons que notre roi et nos frères ne manqueront pas de voler à notre secours quand viendra l’occasion propice, quand sonnera l’heure suprême. » Les Vénitiens ont raison. Si de jeunes et ardens patriotes se jettent de temps en temps dans une lutte sans espérance contre les oppresseurs de leur patrie, cela se comprend sans peine ; mais les patriotes sensés doivent les supplier de ne plus commettre cette faute, car c’en est une, et de se réserver pour le dernier effort, qui doit certainement amener un jour le triomphe de la cause italienne.

L’aspect général que présente aujourd’hui Venise est des plus tristes ; la population a l’air sombre, et on y remarque une singulière absence de jeunes gens. Cela se comprend quand l’on se souvient que la jeune génération a quitté son pays par milliers pour s’établir dans le royaume italien, et que l’armée de ce royaume compte 14,000 Vénitiens dans ses rangs. Le long du Grand-Canal et ailleurs, les palais sont de plus en plus délabrés ; on peut les acheter à vil prix. Tout indique une ville en décadence. Le beau palais des Foscari, converti en caserne, prouve suffisamment le respect qu’a l’Autriche pour les grands souvenirs du passé, si chers aux Vénitiens. L’ancienne reine de l’Adriatique est devenue l’une des plus mornes cités de l’Europe. Le carnaval n’y est plus, qu’un souvenir. Depuis 1859, l’opéra, les illuminations, les bals, ont disparu. Les fêtes ne trouvent de place ni dans la vie privée ni dans la vie publique. Les seules démonstrations qui interrompent le deuil national sont celles dont les Vénitiens se servent pour protester contre la domination allemande. Elles prennent quelquefois une