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milieu du trajet, on demanda les passeports, et je donnai le mien avec la plus grande confiance. Cinq minutes après, l’employé vint à moi. J’étais invité à retourner à Milan, car mon passeport n’était pas en règle : le visa n’était bon que pour quarante-huit heures, et le délai avait expiré la veille. Je dus descendre de wagon et fus aussitôt mis sous la surveillance d’un soldat croate, l’un des types les plus laids de sa race. L’idée de l’avoir pour compagnon de voyage jusqu’à Milan me décida tout à coup à tenter un dernier effort du côté de l’employé, qui consentit à me laisser partir pour Côme, sur la promesse solennelle que je lui fis, et que je tins scrupuleusement, d’être revenu dans le délai de trois jours.

En 1859, deux mois à peine après la guerre, quelle différence ! Par une belle journée de septembre, j’entrai en Lombardie après avoir traversé la Suisse sans montrer mon passeport. Arrivé à Milan, je trouvai la ville en fête ; les cloches sonnaient à toute volée, les rues pavoisées étaient remplies de monde, toute la population était en mouvement ; bourgeois et militaires, nobles et plébéiens, autorités municipales et simples citoyens, tous, de la classe la plus élevée jusqu’à la plus pauvre, avaient l’air ouvert et joyeux. On riait, on discutait, on parlait politique. J’ouvrais de grands yeux, je me promenais partout, j’écoutais tout, et je regardai plus d’une fois la grande cathédrale pour m’assurer que j’étais bien dans cette ville de Milan, qui naguère avait un air si sombre et où presque chaque citoyen avait l’attitude d’un conspirateur. Que se passait-il donc parmi « ces frondeurs de Milan ? » Je le demandai à l’un d’eux. « Aujourd’hui, répondit-il, arrivent les députations de l’Italie centrale, qui vont à Turin présenter au roi leurs votes d’annexion. — Vous êtes contens de vous trouver sous le gouvernement de Victor-Emmanuel ? — Si nous sommes contens ! répliqua le Milanais. Notre pressant intérêt n’est-il pas de former un royaume du nord de l’Italie qui puisse faire face à l’Autriche, malheureusement restée maîtresse de la Vénétie ? » Nous parlions librement, on le voit, en pleine rue, sur cette même place du palais où pendant ma première visite j’avais éveillé, en contemplant tranquillement la cathédrale, les soupçons d’une sentinelle autrichienne.

L’arrivée des députations fut accueillie avec transport par les Milanais. Le soir, la ville et la cathédrale furent illuminées. Le théâtre de la Scala, où les députations se rendirent, retentit au moment de leur entrée des plus chaleureux cris d’enthousiasme, de cet enthousiasme pur et entraînant, où vibre le premier souffle de la liberté récemment conquise par un peuple longtemps opprimé. Le lendemain je présentai à quelques Milanais des lettres que j’avais pour eux, et je me procurai ainsi le plaisir d’entrer pour la