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remarquer à ce propos que le Mexicain, aussi habile à faire le coup de feu qu’à manier sa monture, parade volontiers sans peur devant les balles ; l’arme blanche exerce moins de séduction sur son tempérament.

Faute de canots, le passage n’était pas possible. L’ordre de la retraite fut donné au moment où la cavalerie avait déjà traversé le premier cours d’eau. Le maître du bateau, qui paraissait intelligent, déclara que la rivière qui couvre la ville pouvait être franchie à cheval à deux lieues en amont. Sur la promesse de quatre onces d’or (320 francs), il consentit à servir de guide. A la chute du jour, la cavalerie se mit en mouvement dans la direction du gué ; à neuf heures et demie du soir, l’infanterie devait reprendre ses positions de la journée et ouvrir son feu sur la ville par-dessus le fleuve, de manière à faire croire à une nouvelle attaque de front.

Les difficultés de cette marche de nuit furent extraordinaires. Le temps venait de changer brusquement ; des rafales de vent s’engouffrant dans les broussailles annonçaient un coup de norte[1]. Pas une étoile au ciel. La lune dans son plein, voilée par les gros nuages courant à toute vitesse, ne jetait sous bois qu’une lueur blafarde : à ses pâles rayons, on eût pu voir les cavaliers, courbés sur leurs chevaux pour éviter les tourbillons de sable soulevés par la tempête, glisser inquiets et en silence à travers des fourrés presque impénétrables. On quittait à tous momens les sentiers frayés pour éviter les ranchos, dont les habitans auraient éventé notre marche en lançant dans l’espace quelques notes gutturales, signal toujours convenu avec les guérillas. Parfois on se frayait un chemin à coups de machete[2], et les loups des prairies hurlaient en s’appelant, les chevreuils effarouchés bondissaient devant les chevaux, qui se cabraient dans l’obscurité sous leurs cavaliers. Bientôt les ombres de la nuit grandirent sous les arbres à caoutchouc au noir feuillage. Les cavaliers distinguaient à peine ceux de leurs compagnons qui les précédaient. Au passage de l’un de ces ravins profonds et sinueux qu’on nomme des barrancas, deux pelotons s’égarèrent, et la cavalerie se trouva réduite à vingt-six cavaliers de Murcia, plus quarante contre-guérillas. Il n’y avait pas à hésiter cependant, et l’on continua de s’avancer. Soudain, vers neuf heures, une fusillade très bien nourrie éclate dans le voisinage. On croit au massacre des deux pelotons égarés, tombés sans doute dans une embuscade. Le colonel Du Pin, voyant que le trouble gagne déjà sa poignée d’hommes, fait mettre pied à terre, visite toutes les armes,

  1. Grandes rafales venant du nord qui désolent trop souvent la plage de Vera-Cruz.
  2. Le machete est un grand couteau à large lame fortement emmanchée.