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les illusions de Gustave III, et il voyait à jour tout le jeu de l’impératrice. Quant à celle-ci, au lieu de décourager le bouillant roi de Suède par un refus motivé, elle était fort aise de le voir se livrer tout entier à de si lointaines espérances, oublier et les hostilités par lesquelles hier encore il inquiétait les armées russes et la grave négociation d’un traité pendante depuis la paix temporaire de Verela entre la Suède et la Russie ; elle comptait bien que de si puissantes diversions lui permettraient de ne signer le traité qu’à son heure et d’imposer, pour le point si important du règlement de la frontière finlandaise, toutes les conditions qu’elle souhaiterait.


« L’impératrice continue à me traiter fort bien, écrit le comte de Stedingk. Si je ne suis pas du petit hermitage, c’est-à-dire de la petite société qui voit sa majesté tous les jours, je fais partie d’un hermitage moyen formé depuis mon arrivée ici, et composé de cinquante à soixante personnes. — La dernière fois qu’il fut assemblé en habits de masques, dimanche passé, l’impératrice me prit à part, me fit asseoir auprès d’elle, et me témoigna qu’elle avait eu ce jour-là un bien grand plaisir. « J’ai vu, me dit-elle, l’extrait de la dépêche que vous avez reçue du roi au sujet du nouveau pavillon français ; le roi me donne là une preuve non équivoque de sa confiance : je vous assure que je la sens vivement… Il défend la cause de tous les souverains ; il n’y a que le roi de France à qui tout ce qu’on fait chez lui est égal. C’est un fort honnête homme, je lui suis personnellement attachée ; mais quelle faiblesse ! Il sanctionne les plus grandes extravagances ! Comment aider quelqu’un qui ne veut point être aidé ? C’est lui-même qui nous prie de faire reconnaître son nouveau pavillon : comment faire pour le refuser sans attirer à son propre pavillon des suites fâcheuses ? » Répondre à ces questions de l’impératrice n’était pas fort aisé ; je me rabattis à montrer tous les inconvéniens d’admettre ce pavillon que votre majesté a si bien exposés dans sa lettre. La tsarine reprit : « Il n’y a que l’abus du pouvoir ou l’extrême faiblesse qui fait naître la résistance. Chez moi, on déteste trop les étrangers pour adopter leurs principes ; chez vous, le roi saura bien maintenir l’ordre. J’ai eu ici de ces Français qui ont voulu prêcher la nouvelle doctrine ; je les ai mis à la maison de force ; ils sont devenus doux et tranquilles en fort peu de temps. — Effectivement, madame, ce moyen me paraît infaillible ; mais n’y en a-t-il point pour délivrer le roi de France de sa captivité, pour rendre à ce beau pays sa consistance politique ? » L’impératrice me répondit : « Écoutez, monsieur de Stedingk, le plus grand obstacle à la démocratie est l’anarchie. Il ne peut manquer que la France ne reçoive quelque secousse de l’étranger ou d’ailleurs ; il faudra bien qu’on y donne le commandement à quelqu’un, et si ce quelqu’un est homme de tête, il déféra ce que l’on a fait… Pour revenir au pavillon, je vais faire fouiller dans les archives : on m’a dit qu’il y a eu jadis un cas pareil, et nous verrons ce qu’il faut répondre ; mais, croyez-moi, il n’est pas encore temps de brusquer les choses. » Cela dit, l’impératrice se leva, et notre conversation finit. »