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royale, et trois fois la semaine à Drottningholm plus de trois cents courtisans étaient hébergés. Le nouveau bâtiment, de l’Opéra, l’entretien d’une troupe française bien payée, la construction d’une salle de spectacle à Gripsbolm, exigeaient des sommes considérables. Les saisons d’hiver de la cour dans cette dernière résidence étaient particulièrement ruineuses : c’était un lieu désert, assez éloigné de la capitale, où il fallait tout faire venir à grands frais et payer fort cher les acteurs. On murmurait en ville de cette mauvaise copie, comme on l’appelait, de Louis XIV et de Versailles, et l’on disait que Gustave ne recherchait ce lieu isolé que pour se livrer avec ses courtisans à la débauche et fuir les reproches de son peuple.

Pour faire face aux prodigalités, il fallut compromettre le succès des utiles mesures datant des premières années du règne et inventer de nouvelles sources de revenus immédiats. Le plus malheureux de ces expédiens fut la mise en régie de l’eau-de-vie. On sait qu’en l’absence du vin les peuples du nord de l’Europe ont toujours recherché avidement l’eau-de-vie obtenue par la distillation des céréales que leur sol produit en assez grande abondance. Dans les conditions particulières d’un climat rigoureux et d’une entière privation de plusieurs jouissances permises à d’autres nations, l’usage de cette eau-de-vie est devenu si général en Suède qu’aujourd’hui encore la coutume y persiste, à tous les rangs de la société, de la servir avant le repas comme liqueur apéritive. De là, dans les classes inférieures, le fléau d’une ivresse particulièrement dangereuse, destinée à ravager longtemps la Suède par l’affreuse atteinte du delirum tremens. La législation, appelée à régler une matière si grave aux divers points de vue de l’agriculture, du commerce, des finances, de la santé et de la moralité publiques, abandonna d’abord la production et la vente de l’eau-de-vie sans règle suffisante à l’industrie privée. Gustave III eut l’idée malheureuse d’en faire un monopole au profit de la couronne, c’est-à-dire d’en réserver aux seules distilleries royales la fabrication et le débit. Ce qu’une telle mesure offrait d’odieux est bien exprimé par ce mot du poète Bellman, qui, se promenant un jour avec Gustave III, rencontra un paysan ivre-mort. « Sire, dit-il en saluant l’ivrogne, voici un des nôtres ! » C’est en réalité une des plus sinistres pages dans l’histoire de Gustave III que celle qui doit raconter tout ce qui eut rapport à cette mesure financière, par laquelle on vit le gouvernement lui-même contribuer à étendre un fléau dont les progrès, encouragés de la sorte, allaient devenir mortels pour la Suède. De nos jours seulement, par l’initiative de l’honnête roi Oscar, à qui cette question tenait au cœur, la législation suédoise a été réglée sur ce point de manière à concilier en même temps le respect de la liberté personnelle, la garantie de la santé publique et l’intérêt financier.