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barbares la complique, on peut sans témérité la résoudre par cette alternative : ou bien la barbarie fût demeurée incurable, et la brillante civilisation gréco-romaine n’aurait pas eu d’héritière, ou bien à la longue, grâce aux institutions municipales par exemple, et quand enfin le flot dévastateur aurait trouvé son niveau, un certain ordre social, une copie grossière de la société antique se fût constituée. Toutefois dans ce dernier cas il est facile de prévoir le genre de civilisation auquel nous serions parvenus. La Chine est là pour nous en donner une idée. Des formes creuses cachant mal la barbarie des mœurs, un manque désespérant de vigueur morale et de goût de l’infini, une sécheresse, une platitude d’esprit incorrigible, les plus grossières superstitions unies à la plus paresseuse indifférence en matière de vérité religieuse et scientifique, voilà quel eût été notre lot. Alors il est bien probable qu’un personnage vaguement connu sous le nom de Pythagore planerait dans nos souvenirs comme le Bouddha de l’Occident. Nous aurions bien aussi nos musulmans, amenés par l’invasion arabe, qui ne changeraient rien aux choses. Le respect, la superstition du passé dominerait nos consciences à tous, comme il arrive lorsque, la décrépitude s’emparant du corps social, on ne peut même songer à la possibilité d’améliorer le présent. Me tromperais-je ? Je trouve qu’Apollonius le sage et ses sempiternelles maximes, Damis l’imbécile, Philostrate le rhéteur, ces empereurs et ces impératrices qui décident en petit comité comment on va ramener le monde à la vertu, ces conciliabules de femmes, de lettrés et de gens de première force sur les rites, je trouve que tout cela a déjà un air chinois des mieux caractérisés. On voudrait être sérieux, imposant, et l’on tourne au burlesque. On décrète la régénération de l’univers, et l’on a un Héliogabale pour l’exécuter. On se pique de science vaste et profonde, et l’on prend le Caucase pour une rivière quand on n’en fait pas la montagne qui sépare l’Inde de la Perse. Tout cela, c’est de la science et de la religion de mandarin ; il n’y manque plus que le bouton jaune ou rouge, le fils du ciel est déjà là pour le donner. Qu’il est bon de penser qu’au moment où se joue cette comédie vieillotte, l’Évangile de la liberté, de l’ascension vers Dieu, du progrès par la sainteté, la vérité et la charité, déjà s’impose à ces grands enfans qui s’amusent à faire des dieux, et qu’aux débiles essais de ces conservateurs attardés répond la voix jeune et vigoureuse qui, sur la base immuable de l’amour infini, prêche à l’individu comme à la société le devoir sacré de la réforme éternelle !


ALBERT REVILLE.