années, depuis les jours d’enthousiasme où la réforme du théâtre passionnait les critiques et les poètes ? Il semble que ce soient là des souvenirs d’un autre monde, tant les générations nouvelles paraissent peu accessibles aux agitations qu’ont connues leurs devancières. On croyait alors que la poésie lyrique ayant été régénérée par des œuvres éclatantes, l’histoire et la philosophie ayant agrandi leurs domaines, enfin toute une littérature étant née au souffle ardent du XIXe siècle, le théâtre devait trouver aussi des formes originales et consacrer par quelque chef-d’œuvre ce mouvement universel. Les erreurs les plus fâcheuses des poètes, les exigences les plus altières des critiques attestaient leur foi commune dans l’avenir de l’art. Le poète pouvait être prétentieux jusqu’au ridicule, le critique pouvait être impatient jusqu’à l’injustice ; au fond de ces prétentions et de ces rigueurs, il y avait toujours ce qui fait les littératures vivantes, la poursuite d’un idéal. Le public même remplissait dans ces luttes le rôle qui lui appartient ; enthousiaste ou dédaigneux, hostile ou favorable, il n’était pas indifférent. C’était encore un juge, et le premier de tous. Il s’intéressait aux œuvres sans s’occuper des personnes, il approuvait ou condamnait, sinon d’après des principes très nettement formulés, au moins avec un sentiment élevé des ressources de l’art nouveau. Il attendait les conquêtes promises, et cette attente, ce désir, cet appel, entretenaient l’ambition des chercheurs. Je ne dirai pas aujourd’hui : Où sont les poètes ? Nous ne manquons pas d’habiles écrivains, d’imaginations fertiles et brillantes ; aux hardis pionniers qui essayèrent, il y a plus de trente-cinq ans, de frayer au théâtre des routes inconnues ont succédé des esprits ingénieux, observateurs pénétrans, maîtres consommés dans la science du détail. Je dirai plutôt : Où est le public ? où est cette foi commune dont je parlais tout à l’heure ? Qu’est devenue cette atmosphère de poésie, d’esthétique, de philosophie de l’art, espèce de printemps de la pensée où tous se sentaient vivre ? Le plus souvent aujourd’hui, ce qu’on va demander au théâtre, c’est un divertissement banal, quand ce n’est pas un plaisir grossier. S’élève-t-il quelque discussion un peu vive à propos des choses du théâtre, regardez-y de près, ce ne sont pas des questions littéraires qui se débattent. La critique est obligée de descendre au niveau des ouvrages qu’on lui soumet ; tantôt elle se résigne à divertir les lecteurs, n’ayant plus occasion de les instruire, tantôt elle est contrainte de faire la police de la scène pour imposer silence à des voix arrogantes.
Amuser, étonner, parader, voilà trop souvent aujourd’hui l’emploi de ces nobles jeux du théâtre qui ont été, aux grands jours du genre humain, la voix même de la patrie ou l’ornement des sociétés heureuses. Au sortir des temps de barbarie, avant même que la poésie dramatique se couronnât de chefs-d’œuvre, le théâtre le plus inculte a pu être une école de civilisation. « rai toujours, dit Montaigne, — et il écrivait cela une cinquantaine d’années avant Rétablissement de la scène française, — j’ai toujours accusé d’impertinence ceux qui condamnent ces ébattemens et envient au